Il achevait une mélancolique partie d’échecs avec Ganseville – Brillet était allé célébrer l’événement à Notre-Dame – quand un valet vint annoncer qu’une dame désirait lui parler en privé. Une dame qui refusait de se nommer mais s’annonçait « de la part de Leurs Majestés ». Son cœur, alors, bondit de joie : ainsi, en ce jour de triomphe, Anne pensait à lui ! Il n’y avait pas à se tromper sur le pluriel des majestés !
Toute enveloppée d’une mante de soie légère, un masque du même bleu sur le visage, la visiteuse entra sans rien dire mais il suffit que le capuchon glisse un peu, découvrant un front pur et de magnifiques cheveux dorés, pour qu’il l’identifie :
— Madame de Hautefort ! Ici ? Chez moi… et en un tel jour ? Mais quel grand bonheur !
D’un mouvement d’épaules, Marie fit glisser sa cape tandis que ses doigts ôtaient le masque.
— Ne prenez pas cette mine de coq triomphant, mon cher François. Je ne viens pas du tout de « sa » part, seulement de ma part à moi. Mais d’abord, sommes-nous bien seuls ?
— Vous n’en doutez pas j’espère ? Pierre de Ganseville qui vient de sortir veille sûrement sur cette porte refermée.
— Je suis venue vous parler de Sylvie. Où est-elle ?
— Question stupide ! Comme si vous ne le saviez pas ? gronda-t-il, tout de suite irrité.
— Non. Je sais où l’on dit qu’elle est : dans la chapelle d’Anet. Pas où elle se trouve en réalité. Car elle est vivante, n’est-ce pas ?
— Qui a bien pu vous mettre pareille idée dans la tête ?
— Le jeune marquis d’Autancourt, d’abord, qui ne croit pas du tout à sa mort parce que l’immense amour qu’il lui voue lui souffle qu’elle existe toujours.
— Quelle sottise ! s’écria Beaufort devenu rouge de colère. Ce jeune blanc-bec rêve tout éveillé et y croit ! On devrait lui mettre la tête dans l’eau froide !
Marie se mit à rire :
— Ce jeune blanc-bec, mon cher duc, n’a que deux ans de moins que vous mais, moralement, il est de dix ans plus âgé. Quand il dit qu’il aime, on peut lui accorder crédit. Et croyez-moi, il aime Sylvie.
— Folie ! Et folie dangereuse pour sa propre raison. Ne peut-il se contenter de la pleurer, au lieu de se répandre en bavardages stupides ?
— C’est à moi qu’il a parlé en privé. Je n’appelle pas cela se répandre. Quant aux dangers de cette folie, je les crois moindres que ceux de la vôtre.
— Je suis fou, moi ? En vérité, madame, vous me tenez le même discours chaque fois que nous nous rencontrons mais vous devriez comprendre qu’en ce moment, elle ne peut guère porter tort à qui que ce soit. Surtout pas à celle qui cependant m’oublie !
— Un moment, mon ami ! Nous ne nous comprenons plus ! Rappelez-vous qu’il ne s’agit pas ici de la Reine mais de Sylvie. Et je dis qu’en la déclarant morte vous avez peut-être paré au plus pressé mais que vous avez commis une folie… et je ne suis pas seule à le prétendre.
De la corbeille de dentelles blanches où reposaient des seins ravissants, Marie tira un billet au cachet brisé qu’elle agita sous le grand nez de son hôte :
— Qu’est-ce que cela ! maugréa celui-ci.
— Que de temps perdu, vous auriez dû me demander de qui est cette lettre ! Je vous le dirai tout à l’heure. Souffrez, en attendant, que je lise… mais de grâce asseyez-vous ! Rien n’est pénible comme de vous voir sautiller sur une seule patte comme un héron !
Puis, sans attendre les réactions de François, elle lut, après avoir précisé que la lettre venait de Lyon :
« Avant de poursuivre mon voyage vers la cité des Doges, je cède, ma chère amie, à l’extrême besoin où je suis de vous donner un bon avis qui vous semblera peut-être obscur mais je vous sais si fine que vous n’aurez certainement guère de peine à trouver le bout du fil. Dites à cet imbécile de B. que sa protégée n’est pas si bien cachée ni aussi à l’abri du péril qu’il le croit. Outre les atteintes d’un désespoir dont j’ai eu le bonheur de sauver sa vie en manquant d’y laisser la mienne, il est insensé de confier un être aussi charmant à une femme tout naturellement portée à la détestation parce qu’elle est secrètement éprise de ce matamore… »
— Par tous les diables de l’enfer ! rugit François en jaillissant une nouvelle fois de son siège, si brusquement que sa jambe appareillée glissa et manqua de le faire choir. Je tuerai ce petit curaillon dès qu’il ramènera en France son vilain museau…
— Parce que vous vous êtes reconnu ? flûta Marie avec un sourire ingénu qui porta à son comble l’exaspération de Beaufort. De rouge, il devint violet :
— Et lui aussi je l’ai reconnu : un seul être au monde peut écrire de telles infamies sur moi : ce misérable abbé de Gondi que le diable emporte…
— Cessez donc d’en appeler à messire Satan ! Vous voulez la suite de la lettre ?
— Si c’est de la même eau…
— Non. C’est plein de grâce à mon égard. On me dit qu’il eût été bien préférable de m’appeler au secours et de me confier l’affaire. On y dit aussi qu’il n’est peut-être pas trop tard pour remettre la personne à un couvent sûr où son âme, à défaut de son corps, serait au moins en sûreté…
Cette fois, François explosa :
— Un couvent ! Mon petit oiseau chanteur dans un couvent ! Elle y mourrait étouffée !
— Il semblerait, dit Marie redevenue grave, qu’elle ne soit guère plus heureuse dans ce refuge où vous l’avez jetée. La lettre parle des atteintes du désespoir. On dirait que la pauvre enfant a tenté d’en finir avec une vie qui…
— Si vous croyez que je n’ai pas compris ? Je ne suis pas aussi stupide que le prétend votre cher ami… Pourquoi, mon Dieu, mais pourquoi ?
Et, se laissant tomber sur un tabouret, François cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer. Un peu émue par cette explosion de chagrin et le désarroi qu’elle traduisait, Marie vint poser sur son épaule une main apaisante :
— Calmez-vous, je vous en supplie, et tâchons de voir les choses en face !…
— Que puis-je faire, alors que je ne peux même pas monter à cheval pour courir là-bas…
— À la rigueur, vous pourriez prendre une voiture mais cela n’arrangerait rien. En revanche, vous pourriez… commander qu’on vous porte ici un peu de vin et quelques massepains : je n’ai rien pris de la journée et je meurs de faim. Ensuite vous allez tout me raconter. Et d’abord je reprends ma première question : où est-elle ?
— À Belle-Isle parbleu ! dit Beaufort en agitant une sonnette qui fit apparaître Ganseville : « Dis qu’on nous apporte du vin et des gâteaux. »
Il accompagna Marie dans sa collation et la chaleur du vin d’Espagne lui remonta un peu le moral. En outre, il sentait qu’il allait éprouver un grand soulagement à partager son secret – qui n’en était plus un, hélas, depuis que ce touche-à-tout de Gondi l’avait surpris – avec cette jeune fille si fière et si droite qui aimait sincèrement Sylvie et en laquelle il pouvait mettre toute sa confiance. Pourquoi diantre n’y avait-il pas songé plus tôt ? Mais comment penser clairement sous l’empire de l’indignation, de la douleur et de la révolte ?