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— Cela veut-il dire que la Reine ne veut plus vous voir ? fit Richelieu avec un mince sourire.

— Je ne le lui ai pas encore demandé mais il est vrai qu’elle reçoit peu. Et c’est bien naturel dans son état de grossesse. Alors que faisons-nous, monseigneur ? Suis-je arrêté ?

Richelieu aimait le courage. Habitué à voir les gens trembler devant lui, au point, parfois, de ne pas arriver à s’exprimer, il décida qu’il y avait mieux à faire que d’envoyer ce jeune fou à la Bastille. On connaissait aux armées son exceptionnelle bravoure. Elle devait être employée au service de l’État.

— Non. Étant donné les circonstances, j’oublierai ce que vous venez de… confesser. J’aimais bien… cette petite Sylvie : elle était fraîche, pure et droite comme une chute d’eau. Je dirai des messes pour elle mais vous, vous devrez vous contenter de la vengeance que vous avez tirée de La Ferrière. Je ne vous donnerai pas Laffemas !

François bondit :

— Vous ne punirez pas ce monstre ? Non seulement il a violé Sylvie et l’a mise dans un état déplorable, mais il a aussi assassiné la baronne de Valaines, sa mère, sans compter les ribaudes que l’on a retrouvées égorgées et marquées d’un cachet de cire rouge ces derniers temps…

— Je sais !

— Vous savez ? Cependant, vous gardez en prison un homme de bien, le parrain de Sylvie, Perceval de Raguenel que votre Laffemas a osé charger de ses propres crimes.

Le poing du Cardinal s’abattit sur son bureau :

— Assez ! Qui vous permet de hurler ainsi en ma présence ? Sachez ceci : le chevalier de Raguenel a quitté la Bastille depuis dix jours, je crois…

— Comment est-ce possible ?

— M. Renaudot qui avait été blessé dans la même affaire a retrouvé ses esprits et m’a dit la vérité. Il a beaucoup d’estime et d’amitié pour le chevalier de Raguenel.

— Et cependant Laffemas…

— J’en ai besoin ! gronda le Cardinal. Et tant que ses services me seront utiles je ne vous l’abandonnerai pas.

— Il est vrai qu’on l’appelle le bourreau du Cardinal ! fit Beaufort avec amertume. Il ne doit pas être facile de le remplacer !

— Oh, pour ce genre de fonction il est toujours possible de trouver quelqu’un, mais Laffemas a d’autres qualités. Entre autres, celle-ci : il est probe !

— Probe ? émit Beaufort qui s’attendait à tout sauf à cela.

— Incorruptible si vous préférez. Il est à moi et personne, fût-ce au prix de la plus grande fortune, ne le pourrait acheter. Cela tient peut-être à son ascendance protestante, mais ces hommes-là sont rares. Son père fut un bon serviteur de l’État et lui-même rend de grands services.

— Serait-ce donc sur votre ordre qu’il a enlevé Mlle de L’Isle ?

Le poing du Cardinal s’abattit de nouveau sur la table :

— Ne soyez pas ridicule ! Cette enfant est venue ici demander justice pour son parrain et je l’ai accueillie favorablement. Sa visite achevée, je l’ai confiée à l’un de mes gardes pour la ramener jusqu’à sa voiture et le Lieutenant civil a agi de son propre chef lorsqu’il a prié M. de Saint-Loup de lui céder la place.

— Donc, il n’obéit pas toujours ?

— Il n’a pas désobéi, puisque j’ignorais sa présence ici. Il faut en prendre votre parti, monsieur le duc. Tant que je vivrai, je vous interdis de vous en prendre à lui. Ensuite, vous ferez ce que vous voudrez.

— Il va donc pouvoir continuer à assassiner de pauvres filles dans les rues de Paris les nuits de pleine lune ?

Richelieu haussa les épaules.

— À ses risques et périls. La nuit, tous les chats sont gris mais je lui parlerai. Et, à ce propos, je veux votre parole de gentilhomme de ne rien tenter avant ma mort. Il est possible, en effet, que ces malheureuses trouvent un vengeur parmi les hommes de l’ombre. Il me déplairait de vous accuser, vous ou quelqu’un des vôtres !

— Monseigneur, gronda Beaufort, vous me faites regretter d’être venu vous demander justice. Si j’étais allé l’égorger chez lui par une nuit bien sombre vous n’auriez jamais imaginé que j’étais le coupable.

— Ne vous y fiez pas ! Je sais toujours ce que je veux savoir et, Laffemas mort, il me restait Laubardemont qui est redoutable. Votre coup d’éclat de La Ferrière a bien eu des témoins : il aurait passé tous les paysans à la question pour connaître le vrai et il vous aurait trouvé sans grande peine. Alors vous auriez senti le poids de ma colère, tout prince que vous êtes. Vous avez, au contraire, agi avec plus de sagesse que vous ne l’imaginez.

Pour échapper au terrible regard qui semblait vouloir le fouiller jusqu’au fond de l’âme, le jeune duc détourna la tête. Un combat se livrait en lui : jurer de ne pas étrangler ce misérable la première fois qu’il l’apercevrait, c’était trop lui demander. Comment répondre des forces violentes dont il se savait habité ? Sauraient-elles patienter encore… quelques années ? Mais Richelieu lisait en lui comme dans un livre ouvert :

— Ma santé est toujours aussi détestable, dit-il avec un demi-sourire. Ce ne sera peut-être pas aussi long que vous le craignez…

— Cette pensée, Éminence, ne m’a même pas effleuré.

— Vous êtes un homme d’honneur. C’est pourquoi je veux votre parole !

Beaufort le regarda droit dans les yeux :

— Je n’ai pas le choix. Vous avez ma parole de gentilhomme et de prince français !

Puis, esquissant un salut qui n’avait rien de protocolaire, il vira sur ses talons et s’enfuit en courant avec une impression qu’il ne connaissait pas encore et qui était celle de la défaite. Il se sentait vaincu par ce serment qu’on lui avait arraché et qu’il n’aurait jamais prêté s’il avait été seul en cause. Mais les siens, tous ceux de sa maison, pouvait-il jouer avec leur liberté ou même leur vie ? Le plus dur, pourtant, c’était peut-être l’impression sourde qu’il emportait avec lui : Richelieu n’était pas mécontent qu’on lui annonce la mort de Sylvie. L’un des témoins de la naissance du Dauphin ne le soucierait plus…

Il souffrit plus encore lorsque, atteignant le grand vestibule, il aperçut une noire silhouette, la dernière qu’il souhaitât rencontrer : le Lieutenant civil venait sans doute donner à son maître les dernières nouvelles de Paris. Le sang du jeune duc ne fit qu’un tour, et, machinalement, il porta la main à la garde de son épée, puis pensa qu’il venait de donner sa parole. Il s’accorda quand même une petite satisfaction : fonçant droit sur le personnage, il le bouscula si rudement que l’autre perdit l’équilibre et tomba sur les marches avec un cri. Avec la superbe d’un prince du sang pour qui la canaille n’existe pas, François, sans seulement tourner la tête, passa son chemin et rejoignit ses chevaux.

— Eh bien, monseigneur, soupira Ganseville, je commençais à me demander si l’Homme rouge ne vous avait pas jeté dans quelque oubliette[26] ou envoyé à la Bastille. Je m’attendais à vous voir paraître désarmé entre quatre gardes.

— Qu’aurais-tu fait alors ?

— J’aurais suivi, bien sûr, car ce pouvait être aussi Vincennes. Ensuite, je serais allé rameuter tout l’hôtel de Vendôme ainsi que tous vos amis, et même un peu de populaire, pour qu’ils aillent en corps assiéger le Roi et nous aurions clamé partout ce qui s’est passé à La Ferrière.

Beaufort savait qu’il l’aurait fait. Entré à son service comme écuyer au moment de sa première campagne militaire, ce Normand blond qui lui ressemblait un peu par la taille et la couleur des cheveux possédait les qualités de son terroir : obstination dans la fidélité et fidélité dans l’obstination, plus l’art consommé de ne dire ni oui ni non et une vraie passion pour les chevaux. Joyeux compagnon, au demeurant, aimant les filles et doué d’un magnifique appétit, il s’entendait assez mal avec l’autre écuyer de Beaufort, Jacques de Brillet, un Breton calme et froid dont les mœurs s’apparentaient plutôt à celles d’un moine. Brillet se méfiait des femmes, ne buvait pas, mangeait juste ce qu’il lui fallait, priait beaucoup, connaissait la Bible comme un protestant et ne perdait pas une occasion de citer les Évangiles. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir aussi mauvais caractère que son confrère. En fait, ces deux garçons de vingt-trois et vingt-quatre ans s’accordaient seulement sur un point : leur dévouement total et entièrement dépourvu de jalousie mutuelle à leur jeune duc.