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— Allons, dame Nicole, vous ai-je jamais fait tort d’un liard ou même d’un morceau de sucre ? Je ne demande qu’à continuer… parce que je vous aime bien !

Et il planta deux baisers sonores sur les joues rouges de colère qui encadrèrent bientôt un sourire.

— Non. J’ai toujours cru que tu étais un bon petit gars… et j’espère que ça durera longtemps. Sinon gare !

— Nicole, coupa Perceval, servez-nous donc du vin chaud aux herbes et quelque chose à manger ! Sylvie est transie de froid et nous la gardons là à palabrer.

On se réunit dans la cuisine. Il y faisait plus chaud que partout ailleurs et Nicole eut tôt fait de couvrir la table d’une tourte aux anguilles, de volaille froide, de fromage, de massepains, de confitures et de quelques flacons autour desquels on s’installa tous ensemble, serviteurs, truand et maîtres fondus dans une estime mutuelle qui ressemblait beaucoup à de l’amitié. Sylvie dont le masque grotesque du capitaine Courage excitait la curiosité le vit enfin l’enlever, découvrant un visage énergique et jeune qui aurait pu être celui de n’importe quel mousquetaire et qui, du coup, changea le sens de sa curiosité… Privé de son attribut de foire, cet homme, avec sa fine moustache brune et la « royale » qui décorait son menton, n’aurait détonné dans aucune compagnie de gentilshommes. Cependant ses yeux sombres, vifs et gais, jouissaient de sa surprise :

— Ne vous y trompez pas, mademoiselle. Je ne suis pas de noble maison. Les miens étaient des robins de province, bien sages, bien austères, bien conventionnels, craignant Dieu, le Diable, le Cardinal et le Roi. Ce qui ne les a pas empêchés d’être massacrés lors d’une révolte paysanne dans laquelle ils n’étaient pour rien. Le bourreau du Cardinal est venu ensuite veiller aux exécutions…

— Et il a tué vos parents ?

— Non. Ils étaient déjà morts. Celle qu’il a tué, de la façon que nous connaissons tous, dit-il en jetant sur la table un regard circulaire, était ma maîtresse : une jolie fille de Bohême qu’on appelait Sémiramis. C’est pour elle que je me suis fait truand, sans toutefois vous cacher que j’y avais d’étonnantes dispositions. Je l’adorais et elle m’aimait. Pas assez cependant pour m’obéir et renoncer à ses habitudes d’indépendance un peu folles… qui lui ont coûté la vie. Tous ici, à part vous, mademoiselle, savent que j’ai juré la mort de Laffemas. Par deux fois je l’ai manqué, alors j’ai changé de tactique et j’ai entrepris de le faire mourir de peur par toutes sortes de moyens qui l’ont obligé à se faire garder jour et nuit mais qui n’empêchaient pas mes billets menaçants, livrés par une flèche dont il ignorait d’où elle était tirée. Par Pierrot qui m’a ouvert la porte un soir, j’ai connu M. de Raguenel. C’est même par lui que j’ai appris qui était le meurtrier de Sémiramis. Depuis, nous avons passé une sorte de pacte et dès que l’on a eu connaissance de votre présence, on a redoublé de surveillance. Disposant de complices nombreux, nous avons découvert la maison de Nogent et, quand on vous a sue à la Bastille, nous avons décidé qu’il fallait en finir une fois pour toutes avec le Lieutenant civil. À la prison vous étiez trop exposée à ses… fantaisies.

— Mais comment avez-vous été informé qu’on me mènerait à lui ce soir ?

Courage écarta les mains – qui étaient belles et fortes – dans un geste d’impuissance :

— Nous l’ignorions. Vous trouver là-bas a été… une divine surprise amenée par un concours de circonstances tout à fait fortuit. Depuis quelques jours, Laffemas, toujours gardé par ses sbires, était parti se mettre au vert. Sans doute ne voulait-il pas avoir l’air d’avoir joué un rôle dans votre arrestation. Et puis, il semblait attendre quelque chose…

Il arrêta son récit pour s’offrir une large rasade, essuya sa moustache et reprit :

— L’un de mes hommes avait réussi à se faire engager chez lui comme aide-cuisinier, mais il y avait toujours du monde aux alentours…

— Par ce froid ? s’étonna Sylvie.

— Nous sommes habitués à tous les temps, mademoiselle, plus que les soldats, même. Dans le monde où je vis, la misère vous trempe les hommes qu’elle ne détruit pas. Il y a deux jours, le Lieutenant civil a reçu la visite d’une belle dame. Celle qui vous accompagnait ce soir.

— La Chémerault ?

— Tout juste. Ils avaient l’air d’être les meilleurs amis du monde, ces deux-là !

— Elle n’a guère de fortune, intervint Perceval. Et lui est riche. Il la paie sans doute.

— Il est vrai qu’elle fait montre d’un grand luxe de toilette. Bien entendu, mon marmiton n’a rien pu saisir de leur conversation qui a eu lieu dans un cabinet fermé, mais quand la belle est partie, il a entendu quelques mots. Elle a dit : « Il la renverra sûrement à la Visitation et je veillerai à être chargée de la commission. Je n’aurai plus qu’à vous l’amener. Pour le reste, le Cardinal quitte Paris après-demain. Vous aurez le champ libre… » Je ne savais pas s’il était vraiment question de vous, alors nous avons surveillé les allées et venues de la Chémerault. Hier elle n’a pas bougé mais, cet après-midi, elle s’est rendue au Palais-Cardinal et j’ai pensé qu’il était inutile de traîner davantage. Avec le plus gros de ma troupe nous avons investi la maison de Nogent, tué ou enlevé les gardes, et enfin j’ai pu me trouver en face de ce monstre que j’ai acculé dans le petit salon où il avait fait préparer le souper galant qu’il vous réservait, mademoiselle. Quand il m’a vu, il s’est liquéfié sous mes insultes. Il demandait grâce, il était immonde et je l’ai percé de mon épée. Ensuite, je suis monté dans la chambre du misérable pour examiner les papiers qui pouvaient s’y trouver et – qui sait ? – rendre peut-être l’espoir ou la liberté à quelque malheureux. J’étais plongé dans ce travail quand j’ai entendu arriver la voiture. La Chémerault en est descendue avec une autre femme trop emmitouflée pour qu’on puisse la reconnaître. Je ne bougeais pas, attendant ce qui allait suivre, quand la Chémerault est ressortie en courant. Elle a sauté dans la voiture en criant au cocher de toucher au plus vite au château de Vincennes. Alors j’ai compris que cette garce voulait faire porter le poids de ma justice par une autre… et je suis venu vous chercher. Vous connaissez la suite.

— Je ne vous remercierai jamais assez, fit Sylvie les yeux pleins de larmes. Non seulement vous m’avez sauvé la vie, mais grâce à vous je suis libre, à présent… tout à fait libre puisque Laffemas est mort ! Oh, mon Dieu, comment m’acquitter jamais ?

Le capitaine lui offrit son curieux sourire en coin :

— En m’apportant une mort rapide, poison ou coup de couteau, lorsque l’on étendra sur la roue le voleur et le « meurtrier » que je suis. C’est je crois la seule forme de trépas que je redoute vraiment, parce que l’on risque d’y laisser toute dignité…

Il se levait mais Perceval fut plus rapide et vint prendre entre les siennes les deux mains du jeune homme.

— Si cet horrible jour devait arriver, c’est que d’abord j’aurais échoué à vous sauver et, dans ce cas, c’est moi qui me chargerais de la délivrance. En attendant, souvenez-vous que vous avez ici des amis à qui vous pouvez tout demander. Nous vous serons refuge et soutien en toutes circonstances.

— Oubliez-vous que je suis le prince des voleurs ?

— C’est votre affaire. Je préfère un voleur doué de votre générosité à un bon chrétien du genre de Laffemas.

— Je vous en remercie. À présent, je vous quitte et j’ajoute que je ne reviendrai plus. Je suis un homme trop compromettant et vous avez eu trop à souffrir ces temps derniers. Pourtant, quand vous penserez à moi, essayez de vous souvenir seulement de mon vrai visage et de mon nom : je m’appelle Alain…