— Alain de quoi ? demanda Sylvie.
Le jeune homme rougit furieusement :
— Merci, mais je vous ai dit que je n’ai pas droit à la particule.
— Dommage ! sourit-elle. Vous avez tout du chevalier, capitaine Courage !
— Pardonnez-moi, alors, de n’en pas dire plus. La profession que j’ai choisie m’ordonne d’oublier, moi le premier, un nom qui doit rester sans tache. Adieu mes amis…
Il allait reprendre son manteau. Une fois de plus, Perceval l’arrêta :
— Pourquoi adieu ? Pourquoi ne plus revenir ? Je conçois que le capitaine Courage ne souhaite pas s’aventurer ici, mais Alain, nul ne connaît son visage ?
— Il est difficile d’échapper trop souvent au monde que j’ai choisi. Je dois y rester… mais je garderai un œil sur cette maison. Dieu veuille désormais la préserver !
Sentant l’émotion le gagner, il brusqua son départ et Perceval dut courir pour l’accompagner jusqu’à la porte. Quand il revint, Nicole débarrassait la table avec l’aide de Sylvie et Corentin, debout près de la cheminée, tirait sur la pipe qu’il venait d’allumer en regardant les flammes d’un air vague.
— Étrange, ce qui lui arrive, commenta Nicole. Il est tout drôle…
— Eh bien, Corentin ? demanda Raguenel.
— Je sais qui il est, lâcha celui-ci. Il nous a menti en parlant de robins provinciaux. C’est un Breton et il devrait porter un vieux nom de chez nous. Ses parents, il est vrai, ont été massacrés mais il lui reste une parentèle qui touche à la Cour…
Inutile de dire que ces paroles tombaient dans un profond silence. Tous gestes suspendus, on attendait la suite.
— Comment le sais-tu ? demanda le chevalier.
— Vous vous souvenez des Bénédictins de Jugon chez qui les miens m’avaient placé jadis ?
— Et d’où tu t’es enfui. On n’oublie pas ces choses-là.
— Il y était aussi et dans les mêmes conditions. Dernier d’une famille de plusieurs garçons, on l’avait fourré dans la robe de bure comme dans une oubliette. Il est resté encore moins longtemps que moi, mais je n’ai jamais oublié son visage. Il s’appelait…
— Non ! coupa Perceval. Tais-toi à jamais, même avec moi ! Ce secret n’est pas le tien et tu n’as aucun droit sur lui. Dans nos prières il sera Alain, un point c’est tout !
— Pardon ! murmura Corentin en baissant la tête. J’ai failli commettre une mauvaise action.
— L’important est que tu ne l’aies pas commise ! fit le chevalier en lui assenant une claque sur l’épaule. Maintenant au lit ! Je vais conduire Sylvie chez elle.
Ce fut avec une joie sans mélange que l’errante retrouva enfin sa jolie chambre jaune. Elle toucha de nouveau les menus objets de toilette en argent, le beau miroir de Venise qui, sans doute, lui renvoya une image différente de celle d’autrefois, comme brouillée par la fatigue et les angoisses des derniers jours. Pourtant – et c’était là un miracle de la jeunesse – Sylvie eut l’impression que tout ce qu’elle avait enduré, souffrance et même souillure, se retirait d’elle en même temps qu’elle se déshabillait. Là, dans cette pièce douillette, gardée par la tendresse, elle découvrait qu’en elle le principal était intact : sa vitalité, son goût de la vie et même du combat, et surtout son amour pour François en dépit du fait qu’il l’avait rejetée comme il l’eût fait de n’importe quel importun. À présent que Laffemas avait rendu au Créateur – à moins que ce ne soit à messire Satan ! – sa vilaine âme noire, tout était bien, tout était en ordre et l’ancienne Sylvie d’autrefois pouvait renaître.
Ce bonheur dura deux jours…
Exactement jusqu’à l’arrivée plutôt agitée de Théophraste Renaudot, venu annoncer que Laffemas vivait encore.
— Un messager venu lui porter un pli l’a trouvé au matin, baignant dans son sang mais respirant encore, expliqua-t-il à ses amis accablés. Il a même repris connaissance et trouvé assez de forces pour exiger que l’on cherche, pour le soigner, le fameux Jean-Baptiste Morin de Villeneuve, l’astrologue du Roi dont on dit que lorsqu’il veut bien reprendre son ancien métier de médecin, il accomplit des miracles…
— Et il va le guérir ? demanda Perceval.
— Il en est très loin. Le blessé – il a reçu un coup d’épée dans la poitrine – a beaucoup de fièvre et l’on m’a même affirmé qu’il délirait au point que sa maisonnée a jugé utile de l’isoler : il dit des choses terribles.
— Sait-on qui a fait le coup ?
— Les domestiques et les gardes qu’on a retrouvés dans un bois ligotés et à moitié morts de froid ont parlé de cavaliers masqués mais, sous le corps, il y avait un morceau de papier portant « Courage l’a fait »… Ce qui ne m’étonne pas le moins du monde, ajouta le gazetier. Vous pourrez lire tout ça dans la Gazette de demain…
— N’en dites pas trop, mon ami ! Ainsi, vos lecteurs doivent ignorer jusqu’à nouvel ordre que le capitaine Courage, même s’il a manqué la mort de Laffemas, a sauvé la vie de ma filleule que la Chémerault amenait à son ami le Lieutenant civil…
Il raconta alors par le menu l’aventure de Sylvie qui l’écoutait, les yeux pleins de larmes de rage.
— Vous avez raison, acquiesça Renaudot quand il eut fini, mieux vaut en dire le moins possible. Les lecteurs sauront seulement que Laffemas a été attaqué chez lui et grièvement blessé. On annoncera ensuite des bulletins de santé, et voilà tout ! Une chance que le Cardinal ait quitté Paris pour un long moment ! Les ordres qu’il pourra donner à ce sujet seront sûrement moins bien suivis que s’il était là. D’abord parce que la plupart des gens de police détestent pour ne pas dire haïssent le Lieutenant civil, ensuite parce que chacun sait que le Cardinal ne vivra plus longtemps. Cela freine des initiatives qui pourraient devenir dangereuses par la suite…
— En tout cas, s’écria Sylvie au bord de la crise de nerfs, il va falloir que je retourne au couvent. Finis les doux moments que j’espérais passer ici ! Il est écrit que ce misérable gagnera toujours !
Le gazetier posa une main apaisante sur celles de la jeune fille :
— Rien ne presse. Je vous l’ai dit, il est loin de la guérison. Peut-être même ne la trouvera-t-il pas. Si j’ai bien compris, vous êtes en sécurité dans cette maison, au moins autant qu’au couvent. Il y a assez de monde pour vous défendre et rien ne vaut l’affection. Restez ici et attendons la suite des événements !… Il se peut que vous ne soyez pas obligée de repartir.
— Puisse-t-il dire vrai ! soupira Sylvie quand Renaudot les eut quittés après leur avoir déclaré que, tout compte fait, la Gazette attendrait la semaine suivante pour parler de Laffemas. Moi qui rêvais de vivre désormais auprès de vous dans cette maison que j’aime, de me consacrer à vous comme une fille aimante doit le faire pour son père !
— Il ne faut pas préjuger de l’avenir, ma petite Sylvie. Je verrais volontiers le vôtre beaucoup plus brillant. Avez-vous oublié votre ami Jean ?
— Comment oublier quelqu’un d’aussi charmant ? Au fait, où est-il en ce moment ? Je serais contente de le voir.
— À l’heure qu’il est, il a dû rejoindre le Roi quelque part entre Lyon et Perpignan.
— Oh ! Il est déjà parti ?
Il y avait, dans sa voix, un regret qui fit sourire Perceval.
— Oui, mais pas pour en découdre avec l’ennemi. Il est allé demander au Roi de tirer de la Bastille la future duchesse de Fontsomme…
De rose, Sylvie devint pourpre.
— Mais… je ne me souviens pas d’avoir accepté…