En l’entendant, Perceval se leva de son fauteuil, pâle jusqu’aux lèvres. C’était la première fois que la jeune fille évoquait le terrible secret qu’elle partageait avec Marie de Hautefort, La Porte, et lui-même. Il comprit que le danger couru par Beaufort la bouleversait et l’épouvante le gagna en pensant qu’elle était capable de tout :
— Perdez-vous l’esprit, Sylvie ? Ce secret n’est pas le vôtre mais celui de l’État et vous n’avez pas le droit de vous en servir car il est de ceux qui tuent aussi sûrement que l’épée du bourreau.
— Que m’importe si c’est la seule façon de sauver François ?
— Il n’a pas besoin de vous pour se sauver et je le connais assez pour vous assurer qu’il ne vous pardonnerait jamais car, ce faisant, vous signeriez notre arrêt de mort à tous, plus celui de Mlle de Hautefort, de quelques autres et peut-être même de la Reine ! D’ailleurs, là où il est, rien ne le menace, et vous vous couvririez de ridicule en allant plaider pour un homme qui à cette heure doit être en train de chasser le renard ou de faire danser les dames.
Jamais Perceval n’avait employé ce ton cinglant pour l’enfant qu’il aimait, mais sa dureté était à la mesure de son amour. Il souffrait de ce premier différend qui les dressait l’un contre l’autre.
Les lèvres serrées, les yeux fichés dans le tapis, elle ne répondait rien et il la sentit butée. Alors, il reprit, plus doucement :
— En outre, vous voulez faire de Jean de Fontsomme, ce jeune homme qui vous adore, l’instrument de votre vindicte ? Pour vous tirer de la Bastille, il vous a déclarée sa fiancée. Croyez-vous qu’il échappera à la catastrophe que vous voulez déchaîner ? Oh, il vous suivrait à l’échafaud avec joie, trop heureux de mourir avec vous…
Virant brusquement sur ses talons, elle s’enfuit du cabinet en cachant sa figure dans ses mains. En fait, sa colère l’avait entraînée trop loin et, avant d’en venir à contraindre la Reine à préserver son amant, elle voulait surtout retrouver ses coudées franches dans les palais royaux. Elle voulait pouvoir retourner au Louvre sous un prétexte quelconque afin d’y reprendre la fiole de poison remise par le duc César dans le but de sauver François d’un péril alors illusoire et devenu à présent trop réel : si sa tête était mise à prix, n’importe quel traître pourrait la livrer pour toucher la récompense. C’est pourquoi Sylvie se sentait prête maintenant à accomplir ce qui lui faisait horreur autrefois : assassiner Richelieu de ses propres mains ! Lui seul était redoutable car, s’il mourait, jamais Louis XIII, quoi qu’en pense Renaudot, ne signerait l’ordre d’exécution de son neveu.
C’était cela, la bonne idée, parce qu’elle ne mettrait en danger qu’elle seule, mais il ne pouvait être question d’en faire confidence à Raguenel. Cependant, regrettant de l’avoir blessé, Sylvie se disposait à le rejoindre pour le rassurer quand le grincement du portail et le claquement précipité des sabots d’un cheval sur les pavés de la cour l’attirèrent à une fenêtre. Elle vit alors Jean de Fontsomme, qui semblait hors de lui, sauter à terre et se ruer à l’intérieur de la maison. Elle lui laissa le temps de faire son entrée, puis se dirigea vers le cabinet de son parrain où elle trouva les deux hommes face à face. Perceval lisait un document que Jean venait de lui remettre, mais tous deux se tournèrent vers elle avec la même expression qui la fit sourire :
— Eh bien ? Que se passe-t-il ? Vous semblez bouleversés tous les deux…
— Il y a, s’exclama le jeune duc, que je suis le dernier des niais et que je vous ai mise dans une situation impossible. Par cette lettre, le secrétaire des commandements de la Reine m’invite à venir présenter Mlle de Valaines, ma fiancée, à Sa Majesté. Nous devrons nous rendre auprès d’elle demain et je ne sais comment…
— Je ne vois là rien de bien terrifiant, sourit Sylvie. Je serai très heureuse de vous accompagner, mon cher Jean.
— Non, Sylvie ! Vous ne pouvez pas ! protesta Raguenel. Je ne veux pas que…
Elle alla vers lui et l’embrassa tendrement :
— Allons, mon cher parrain ! Ne vous troublez pas ! Je vous jure que je serai bien sage… et que je ne dirai rien d’inconvenant !
— Qui donc vous imaginerait inconvenante ? fit Jean qui, soulagé, retrouvait sa bonne humeur.
— Mon cher parrain me croit capable des pires méfaits. Il devrait pourtant savoir que si je monte parfois comme une soupe au lait, je retombe assez vite. Ce sera donc pour demain…
C’est toute de velours noir vêtue que Sylvie rejoignit le château de Saint-Germain, après un détour de quatre années et quelque trois cents lieues. La Cour portait alors le deuil de la reine mère, morte à Cologne dans une quasi-misère sans avoir jamais revu la France ni un fils qui ne lui avait pas pardonné d’avoir peut-être trempé dans l’assassinat de son père Henri IV. Le protocole voulait que les visiteurs fussent en accord vestimentaire avec la circonstance, ce qui avait causé une grande perturbation à l’hôtel de Raguenel : la garde-robe de Sylvie était assez réduite et ne comportait aucune toilette noire. Mais Corentin, dépêché à l’hôtel de Vendôme, en avait rapporté une robe appartenant à Élisabeth que Nicole avait passé une partie de la nuit à adapter à la taille plus menue de Sylvie.
Le cœur de celle-ci lui battait un peu fort tandis que, sa main gantée tenue fermement par Jean, elle montait lentement le Grand Degré menant aux appartements de la Reine. En apparence tout était semblable à ses souvenirs, gardes et courtisans tissant toujours la même tapisserie le long des murs mais, une fois franchie la double porte du Grand Cabinet, les différences sautèrent aux yeux de la jeune fille. Les dames d’abord, avec de nouvelles têtes qu’elle ne connaissait pas, et puis la silhouette familière de Stéfanille, la vieille femme de chambre espagnole toujours occupée de quelque couture dans un coin, s’était effacée, emportée par la mort. Dans un autre coin, le bataillon habituel des filles d’honneur, mais tellement calme sous ses habits de deuil qu’on ne le reconnaissait pas. D’ailleurs, là aussi il y avait des têtes nouvelles, d’autres ayant disparu. À commencer par celle de Chémerault, mais celle-ci jugeait peut-être préférable de ne pas être là au moment où son ennemie – quel autre nom lui donner ? – reparaissait. Enfin, il y avait la Reine et Sylvie la trouva changée. Toujours éclatante sans doute et plus que jamais dans ses voiles noirs, elle avait un peu épaissi et les traces des larmes et des soucis commençaient à se marquer sur ce beau visage, lui conférant peut-être plus de sensibilité et le rendant plus émouvant. Mais son accueil fut d’une charmante spontanéité :
— Mon petit chat ! Enfin vous revoilà, s’écria-t-elle en tendant à la revenante une main toujours admirable que celle-ci baisa en s’agenouillant. Mais que d’aventures, mon Dieu ! Et que nous avons de choses à nous dire !… Mon cher duc, je ne vous remercierai jamais assez d’avoir su la retrouver pour nous.
C’était bien agréable à entendre, pourtant Sylvie restait sur ses gardes. Comment oublier que cette femme couronnée avait laissé exiler Marie de Hautefort, sa confidente, sa plus fidèle amie ? Il est vrai qu’en d’autres temps, elle n’avait pu défendre Mme de Chevreuse, si chère à son cœur cependant… À présent, il y avait auprès d’elle une jeune femme blonde et plantureuse avec un teint de lait qui semblait avoir pour tâche de la soutenir en toutes choses… comme naguère Marie. Tout cela était assez triste, au fond…