Durant cette villégiature un peu étouffante de Saint-Germain, Sylvie eut pourtant l’impression de s’être fait un ami. Un jour que, retirée dans sa chambre tandis que la Reine était au jardin, elle changeait une corde à sa guitare, elle vit tout à coup devant elle le Dauphin qui la regardait avec cette gravité dont il se départait rarement. Surprise, elle voulut se lever pour le saluer comme il convenait, mais il l’arrêta :
— Non. Je suis seulement venu vous demander si vous vouliez bien m’apprendre à jouer de la guitare.
Ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait et elle retrouva aussitôt l’émotion déjà ressentie en sa présence. C’était un bel enfant de quatre ans qui, pour l’observateur superficiel, ressemblait assez à sa mère dont il avait la bouche ronde mais, sur ce visage enfantin, Sylvie savait lire d’autres traces : la forme du nez, par exemple, et le bleu étincelant du regard. Comme Beaufort lui-même lorsque pour la première fois il s’était trouvé devant le petit prince, elle sentit que son cœur n’aurait aucune peine à aller vers lui et elle eut, pour lui, le plus chaud des sourires.
— Monseigneur, vous pourriez avoir un meilleur maître que moi ?
— Non, fit-il d’un ton net. C’est vous que je veux parce que vous m’apprendrez des chansons, que vous êtes jolie et que vous sentez bon !
Cette dernière précision la fit rire. Contrairement à nombre de ses contemporains, en effet, Sylvie, à l’exemple de François, était convertie aux bienfaits de l’eau, froide de préférence. C’était depuis le jour où, à Vendôme et alors qu’il sortait de se baigner dans le Loir, il lui avait raconté que son aïeule quasi légendaire, Diane de Poitiers, conserva sa beauté jusqu’à un âge avancé en lavant chaque jour son corps, été comme hiver, avec de l’eau froide. À Belle-Isle, dès qu’elle fut remise, elle se baignait quotidiennement dans la mer, et depuis elle s’était efforcée de continuer, ce qui n’était pas toujours facile, surtout à la Visitation…
— Alors, dit-elle en achevant de fixer sa corde et en égrenant quelques notes, voulez-vous que nous commencions ?
— Oh oui ! approuva-t-il dans un soupir fervent.
Sa mine ravie fit chaud au cœur de Sylvie qui installa l’enfant et commença sa leçon en pensant que la taille de l’instrument poserait peut-être quelques problèmes. Une inquiétude qui ne dura pas, tant le petit Louis mit de farouche volonté à dompter la guitare. Et, dans les jours qui suivirent, elle prit plaisir, la Reine ayant donné son accord, à ces leçons que le petit prince ne trouvait jamais assez longues et qui développèrent entre eux une amitié silencieuse, devenue, chez Sylvie, une véritable tendresse. Louis était un élève idéal : il avait beaucoup d’oreille, un sens profond de la musique, et sa petite voix fraîche était irrésistible quand il chantait.
Naturellement, le jeune Philippe, son cadet de deux ans, voulut participer mais Louis s’y opposa avec une si farouche volonté, jurant qu’il cesserait lui-même ses leçons si son frère les partageait, que l’on n’osa pas le contrarier.
— Plus tard, Monseigneur, quand Votre Altesse sera plus grande, expliqua Sylvie à ce petit bonhomme trop joli pour n’être pas séduisant et un peu énigmatique. La jeune fille n’arrivait pas à comprendre comment, en ressemblant au Roi, Philippe trouvait le moyen d’être aussi ravissant. Il est vrai qu’avec ses boucles épaisses, noires et brillantes, ses grands yeux sombres toujours pétillants et sa frimousse rose, le bébé était irrésistible. La Reine, qui vouait à son fils aîné une sorte d’idolâtrie, raffolait de ce tout-petit qu’elle appelait sa « petite fille » et s’amusait à le parer comme s’il ne devait jamais porter autre chose que des jupes et des fanfreluches féminines…
Ces nouvelles occupations plaisaient tant à Sylvie qu’elle en oubliait presque ses dramatiques projets. C’était d’autant plus facile que l’on n’avait aucune nouvelle des émigrés de Londres et que le Cardinal était toujours absent. Un jour, cependant, la nouvelle arriva : Richelieu, toujours par la voie des eaux, venait de regagner son château de Rueil où la Reine l’alla voir le 30 octobre.
À son retour, elle fit appeler Sylvie :
— J’ai cru pouvoir promettre à Son Éminence que vous iriez chanter pour elle ce soir. Non, ne dites rien, ajouta-t-elle devant le geste d’instinctif refus de la jeune fille. C’est à présent un homme fort malade et vous ferez là acte de charité…
— Il y a si longtemps qu’on le dit malade, Madame, et même à toute extrémité, que je ne vois pas bien où serait la charité ? En outre, ma dernière visite au château de Rueil m’a laissé un souvenir…
— Affreux, je le sais, mais cette fois vous prendrez l’une de mes voitures et M. de Guitaut en personne vous accompagnera. Il ne peut plus rien vous arriver… Allons, mon petit chat, un bon mouvement ! Songez que c’est moi – et vous savez ce que j’ai souffert de son fait – qui vous demande cet effort. Le ferez-vous ?
Sylvie plongea dans sa révérence : elle avait suffisamment fait preuve de mauvaise volonté.
— Aux ordres de Votre Majesté.
— C’est bien. Allez vous préparer !
Rentrée chez elle, Sylvie commença par s’asseoir et tira de son corsage la fiole de poison qui ne la quittait plus. Ainsi, le moment qu’elle espérait et redoutait à la fois était venu ! L’occasion lui était peut-être donnée d’en finir avec l’homme qui depuis toujours s’efforçait de détruire les Vendôme et François en particulier à cause de son amour payé de retour pour la Reine ! Mais parviendrait-elle à lui faire absorber le poison ? Il était peu probable que Richelieu, s’il était aussi malade que le disait la Reine, lui demande un verre de vin d’Espagne…
De toute façon, elle n’était guère préparée au spectacle qui l’attendait dans la chambre du Cardinal.
Elle pensait trouver une sorte de gisant exsangue, à peine distinct de la blancheur des draps, or elle vit, tout vêtu de sa pourpre cardinalice sur laquelle tranchait le ruban bleu du Saint-Esprit, un homme étayé par une demi-douzaine de grands oreillers carrés bordés de dentelle. Il se tenait là, les mains croisées sur un chapelet, la tête droite et le visage plus en lame de couteau que jamais. On l’aurait pu croire maquillé, tant le rouge de la fièvre colorait ses pommettes osseuses.
Il observa Sylvie tandis que, sa guitare posée à terre, elle plongeait dans la grande révérence de cour. Puis :
— Nous nous revoyons, mademoiselle de Valaines, et j’en remercie Dieu qui me permet de vous offrir quelques excuses. De mauvais serviteurs semblent prendre l’habitude de vous tendre un piège chaque fois que vous venez chez moi. La Reine m’a informé du dernier et je tenais à vous dire que je ne l’ai pas voulu.
— Jamais je n’ai cru, monseigneur, que Votre Éminence eût trempé dans de si viles machinations. De toute façon, je n’ai rien à craindre ce soir. M. de Guitaut lui-même m’attend…
— Sur mon conseil, précisa-t-il. Et je suis heureux qu’il me soit donné à nouveau le plaisir de vous entendre. Qu’allez-vous me chanter ?
— Avec la permission de Votre Éminence, je lui demanderai d’abord des nouvelles de sa santé ?
— C’est aimable à vous. Oh, je suis malade… plus peut-être que d’habitude mais avec l’aide de Dieu j’espère sortir bientôt de ce lit. Au moins pour un fauteuil…
— Que souhaite entendre Votre Éminence ?
— Le « Lai du Chèvrefeuille », et aussi « L’Amour de moi »… et puis ce que vous aurez le plus de plaisir à chanter. De toute façon, je sais que j’en retirerai un grand bien…