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Sylvie chanta les deux premiers airs demandés. Ensuite, comme si elle réfléchissait à ce qui allait suivre, elle garda le silence quelques instants. Les yeux clos, Richelieu attendait… Ce qu’il entendit était fort loin de ses espérances :

— Monseigneur, murmura Sylvie, Votre Éminence ne permettra-t-elle jamais à M. de Beaufort de rentrer en France ?

Les paupières soudain relevées libérèrent une froide colère :

— Si vous êtes venue pour plaider cette mauvaise cause, vous pouvez vous retirer !

— Ce n’est pas une mauvaise cause et je supplie Votre Éminence de m’écouter un instant, un seul ! Elle a trop le souci de la justice et de l’honneur pour faire peser sur le fils les fautes du père. Vous ne pouvez reprocher à M. de Beaufort d’être un bon fils, ajouta-t-elle, rejetant avec décision la troisième personne qui lui semblait d’un emploi trop difficile pour une plaidoirie.

— Je lui reproche d’avoir comploté avec l’Espagne contre la sûreté de l’État !

— Vous savez bien qu’il n’en est rien. Dix fois, en dépit de son jeune âge, les armes espagnoles ont versé le sang du duc. Il est fidèle à son roi, loyal…

— Mais il n’en a pas moins tenu à Vendôme une importante réunion où se sont retrouvés les émissaires des conjurés…

— Il a réuni des amis pour une chasse, c’est tout. Ce n’est pas sa faute si certains nourrissaient de mauvaises pensées… Au pied même de l’échafaud et alors même qu’il venait de recevoir la Sainte Communion, M. de Thou proclamait encore que M. de Beaufort n’avait trempé en rien dans la conspiration et qu’au contraire il avait refusé d’y donner la main.

— Dévouement d’un ami fidèle qui n’a plus rien à perdre…

— Non. Vérité d’un homme qui n’a pas le droit de mentir au moment de paraître devant Dieu ! Croyez-moi, monseigneur, François est innocent. Laissez-le revenir et reprendre la place qui lui convient le mieux : à la tête d’une troupe armée…

Du fond de son lit, le Cardinal fit entendre un rire qui ressemblait à des craquements de noix :

— Quel brillant avocat vous feriez, ma petite, mais vous perdez votre temps. Si Beaufort ose poser le pied en France il sera arrêté sur-le-champ… À présent, chantez ou allez-vous-en !

Sylvie reprit sa guitare et plaqua quelques accords. Comment avait-elle pu être assez sotte pour s’imaginer qu’il l’écouterait ? Elle hésitait encore sur ce qu’elle allait chanter quand il dit :

— Un moment !… Il y a dans l’armoire qui est derrière vous un flacon d’élixir des Chartreux… Allez… allez m’en chercher… un peu. Je… je ne me sens pas bien.

La jeune fille sentit son cœur s’arrêter. Cette occasion inespérée, était-ce là le signe du Destin ? Il est aisé de former des projets, même terribles, mais elle découvrait qu’au moment de les exécuter, le cœur manque souvent. Pourtant, il fallait cette fois faire quelque chose. Elle pensa à tous ceux qui croupissaient dans les geôles de cet homme impitoyable, à François qui pourrait revoir le ciel de ce pays qu’il aimait tant. Elle-même y laisserait la vie, mais elle gagnerait dans son cœur une place que nul ne pourrait jamais lui prendre et toujours il penserait à elle avec tendresse…

— Eh bien ? s’impatienta le malade. Qu’attendez-vous ? Je souffre.

Avec, pour se donner l’ultime courage, la pensée consolante que lui aussi serait délivré dans un instant, elle alla vers l’armoire, trouva l’élixir et un verre dans lequel elle fit tomber quelques gouttes de poison avant d’achever de le remplir avec la belle liqueur verte qui dégageait une agréable odeur de plantes, puis revint au lit offrir le breuvage mortel.

— Buvez d’abord ! ordonna Richelieu.

Elle eut un instant d’hésitation et soudain comprit, en rencontrant le terrible regard, qu’il ne l’avait fait venir que pour la mettre à l’épreuve.

— Allons, buvez ! insista-t-il… Auriez-vous quelque chose à craindre ?

Alors, elle se résigna. Après tout c’était aussi bien d’en finir à présent et peut-être que, si le poison ne la foudroyait pas, il en boirait aussi. Elle approcha le verre de ses lèvres mais il s’échappa de ses mains, repoussé involontairement par un geste mécanique du malade que secouait une brutale, une effroyable quinte de toux. La liqueur se répandit sur les draps, mêlée au flot de sang que le Cardinal vomit soudain. Sylvie se précipita vers la porte derrière laquelle attendaient serviteurs et médecins :

— Vite ! Son Éminence n’est pas bien.

— J’ai entendu la quinte de toux, dit Bouvard le médecin du Roi. J’allais entrer… Mon Dieu ! Il a encore rejeté du sang !

— Ce n’est pas la première fois ?

— Non. Les poumons sont gravement atteints… Les traces de la liqueur verte sur les draps ne parurent pas le surprendre, contrairement à ce que craignait Sylvie. Il se contenta de bougonner en haussant les épaules :

— Il a encore demandé de cette liqueur qui ne lui vaut rien. Je voulais la faire ôter, mais personne n’a jamais été capable de lui interdire quoi que ce soit…

On s’activait autour du malade et Bouvard, prenant Sylvie par le bras, la ramena dans l’antichambre :

— Rentrez au palais à présent, mademoiselle ! Je serais fort étonné si Son Éminence réclamait un concert dans les jours prochains…

Elle ne demandait pas mieux, soulagée de ne pas être devenue une meurtrière. Aussi, en arrivant à Saint-Germain, se rendit-elle tout droit à la chapelle pour remercier Dieu de l’avoir retenue au bord du geste fatal et, en même temps, de l’avoir gardée en vie. Elle avait vu la mort de si près qu’en dépit du temps détestable – il ne cessait de pleuvoir depuis une semaine ! – elle trouvait la terre superbe et le temps radieux…

Le Cardinal ne mourut pas cette nuit-là et, le lendemain, il se faisait ramener à Paris. Il lui semblait qu’il irait mieux au milieu des merveilles rassemblées par lui au Palais-Cardinal. En revanche, le Roi cessa de galoper à travers la région et se fixa à Saint-Germain d’où il ne bougea plus, attendant que lui vienne la nouvelle d’une fin dont il ne doutait plus… et qui lui apporterait une sorte de libération à présent que la victoire, couronnant ses armes, faisait reculer la guerre au-delà des frontières.

Sylvie, elle, vécut dans l’angoisse les jours qui suivirent sa visite à Rueil. Elle craignait à chaque instant d’être rappelée auprès de Richelieu, tout en sachant qu’elle n’aurait plus jamais le courage de renouveler son geste meurtrier. La fiole de poison avait fini sa carrière dans les latrines du château. Décidément, ce n’était pas facile de se glisser dans la peau d’une héroïne tragique !

Le 3 décembre, le Roi se rendit au chevet du malade, puis, quand il en revint, déclara à son entourage :

— Je ne crois pas que je le reverrai en vie. C’est la fin… mais quelle fin chrétienne !

Depuis son retour à Paris, en effet, le Cardinal ne s’occupait plus que de Dieu et de son âme, endurant ses souffrances plus stoïquement que jamais. En dépit de l’acharnement qu’il mettait à se cramponner à l’existence, il lui fallut bien admettre que le temps lui était compté. Enfin, le 4 décembre 1642, Louis-Armand du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, rendait au Créateur son âme impénétrable en murmurant :

— In manus tuas, Domine…

Et un grand silence se fit…

On aurait pu s’attendre à des explosions de joie, à des manifestations d’allégresse puisque le terrible dictateur n’était plus, mais non : le peuple de Paris, qui durant quatre jours défila devant la dépouille mortelle avant qu’elle fût portée à la Sorbonne où elle reposerait quand la chapelle serait achevée, ne soufflait mot, osait à peine respirer ; les regards qu’il jetait au mort enveloppé dans la splendeur de ses moires pourpres qui le faisaient plus pâle, la couronne ducale déposée à ses pieds sur un coussin, étaient empreints d’incrédulité mais aussi de respect. Chacun éprouvait une sensation bizarre : c’était comme un grand vide et l’on se demandait si, en l’absence de son timonier, le navire France pourrait continuer sa course glorieuse. C’est quelquefois terrible de voir disparaître quelqu’un que l’on craint, que l’on déteste parfois, mais qu’obscurément on admire. En dépit des pamphlétaires, payés par les anciens conspirateurs, qui se déchaînèrent ensuite, on sentait que le royaume ne serait plus jamais, après lui, ce qu’il avait été auparavant. C’était tout simple : il avait fait trembler l’Europe en même temps que la France parce qu’il la voulait si grande…