La nuit de la mort du Roi, ses rondes achevées et la Reine retirée dans ses appartements avec ses dames pour y prier plus qu’y dormir, François alla s’installer dans l’antichambre du petit roi pour y veiller, armé jusqu’aux dents, sur cet enfant dont il découvrait qu’il lui était infiniment cher. Plus même que ne l’avait été sa mère. Le temps des folles amours était passé. Celui des hommes et de l’honneur commençait avec la prochaine aurore…
Lorsqu’elle parut, et tandis que la dépouille mortelle de Louis XIII allait régner seule sur les châteaux de Saint-Germain désertés par la Cour, une horde de chariots transportant meubles et coffres descendit vers Paris pour réintégrer le vieux Louvre. Le cortège du petit Roi et de sa mère suivit, au milieu d’un grand concours de foule. Beaufort qui orchestra ce véritable spectacle fit grandement les choses, sachant bien de quelle importance ont toujours été pour le peuple les fastes et le déploiement des forces du souverain. Le carrosse royal portant Anne d’Autriche, ses enfants, Monsieur et la princesse de Condé – le prince boudait ! – était précédé par les gardes-françaises, les gardes-suisses, les mousquetaires, les chevau-légers du maréchal de Schomberg, les écuyers de la Reine, les gardes du corps et de la porte. Suivaient le Grand Écuyer avec l’épée royale, les filles d’honneur, la Garde écossaise, les cent-suisses et un autre régiment de gardes-françaises autour du carrosse vide du feu roi. Suivaient encore une foule de carrosses, de voitures, de cavaliers et de gens à pied. Parti à midi de Saint-Germain – six heures après le déménagement – le cortège éclatant d’une royauté naissante mit plus de sept heures à gagner le Louvre au milieu d’un enthousiasme indescriptible. Les Parisiens prêts à adorer leur petit roi avaient longtemps craint que leurs souverains ne veuillent plus jamais habiter leur capitale, lui préférant le charme, la vue dégagée, le bon air et les ombrages de Saint-Germain. Dire que la Reine fut enchantée de retrouver le vieux palais qu’un abandon de cinq années n’avait pas amélioré constituerait une énormité. Elle regarda avec accablement les murs salis, les plafonds fendus et les traces laissées par le gel ou l’humidité.
— Allons-nous vraiment réussir à vivre là ? gémit-elle en tournant lentement sur elle-même pour mieux apprécier les dégâts.
— Personne ne vous y oblige, ma sœur, fit Monsieur qui avait entendu.
— Penseriez-vous nous donner l’hospitalité dans votre somptueux palais du Luxembourg ?
— Certes pas ! Il est tout juste assez grand pour moi. Mais puis-je vous rappeler que le défunt Cardinal a légué au Roi son palais près d’ici ? Vous auriez peine à trouver logis plus magnifique et mieux agencé.
Le visage assombri d’Anne s’éclaira d’un seul coup et elle eut pour son beau-frère un sourire radieux.
— Mais vous avez mille fois raison, mon frère ! Dès demain, j’enverrai examiner les lieux et prendre toutes dispositions pour que l’habitation soit à notre convenance et, plus tard, j’irai voir moi-même.
En attendant, il fallait se loger. Les grands, tous pourvus d’hôtels à Paris, regagnèrent leurs demeures et Sylvie qui n’avait plus sa place chez les filles d’honneur et ne pouvait amputer l’appartement de la Reine, déjà exigu, rentra rue des Tournelles où elle fut accueillie avec bonheur. Elle y trouva aussi Jeannette, ramenée par Mlle de Hautefort et qui tomba dans ses bras en pleurant de joie. Pour la première fois depuis cinq ans, la « famille » du chevalier de Raguenel se trouvait recomposée et l’on fêta l’événement tard dans la nuit.
La soudaine, la fulgurante élévation de Beaufort, ne laissa pas de surprendre Perceval :
— Je savais les Vendôme de retour. Le duc César est là depuis quelques jours et emplit le faubourg Saint-Honoré de ses éclats de voix et des amis anglais qu’il a ramenés avec lui. Ce qui était un peu prématuré tant que le Roi vivait encore. Il clame déjà qu’il est venu réclamer le gouvernement de la Bretagne qui lui était si cher. Oh ! je comprends sa joie d’être de retour après dix-sept ans d’exil, mais un peu de discrétion serait plus sage.
— Si Mgr François doit être à la tête des affaires, dit Corentin qui revenait de la cave et avait entendu, il aurait bien tort de se gêner : il aura tout ce qu’il veut ! Mgr François a toujours beaucoup aimé son père. Il a même voulu être embastillé à sa place.
— Les affections particulières et le gouvernement d’un grand royaume ne vont pas ensemble. Et, si vous voulez mon avis, je ne vois pas du tout notre Beaufort Premier ministre. Il n’a rien d’un homme d’études et manque par trop de sagesse…
— Il est encore jeune, plaida Sylvie déjà prête à défendre son héros. Avec les années il changera, il mûrira…
Perceval sourit, lui tapota la joue et alluma sa pipe :
— Cela m’étonnerait. Au surplus, il n’est pas encore nommé et je souhaite qu’il ne le soit jamais ! Qu’on en fasse un amiral, un général des galères ou tout ce que l’on voudra, mais qu’on ne lui confie pas la France : il y ferait du gâchis. D’ailleurs, avant d’accéder à la place de Richelieu, il devra compter avec ses ennemis, les fidèles du défunt Cardinal et, surtout, avec son héritage : le cardinal Mazarin ne s’est pas hissé au premier plan pour céder la place au premier venu et je crains que ce ne soit un fin renard.
— Et vous croyez que cet Italien serait mieux à sa place que lui au gouvernement ? s’indigna Sylvie. Ce n’est rien qu’un comédien !
— Un diplomate ! rectifia Raguenel. Et c’est de cela qu’a besoin un peuple qui veut la paix…
Les jours qui suivirent lui donnèrent raison.
Passé la grande séance au Parlement qui cassa le testament de Louis XIII pour offrir à Anne d’Autriche des pouvoirs pleins et entiers, passé les somptueuses funérailles qui menèrent le feu Roi à la crypte de Saint-Denis, ce fut au Louvre une agréable période de retrouvailles. Après Marie de Hautefort qui reprenait son poste de dame d’atour, le fidèle La Porte, exilé à la suite de l’affaire du Val-de-Grâce, revint tout naturellement à son service de portemanteau de la Reine qui le reçut avec des larmes dans les yeux. Ni l’un ni l’autre n’avaient changé et pas davantage Mme de Senecey, fort heureuse de quitter son château de Conflans pour la charge de gouvernante des Enfants de France en remplacement de la marquise de Lansac, invitée à visiter ses terres. On revit aussi le maréchal de Bassompierre, tiré de la Bastille après douze ans de geôle employés à écrire ses mémoires. Lui avait bien vieilli, mais il était toujours le même agréable compagnon à qui Perceval de Raguenel se hâta de rendre visite. L’ancien cercle de la Reine se trouva ainsi presque reconstitué, tout comme le chapitre du Val-de-Grâce où la mère de Saint-Étienne retrouvait sa crosse abbatiale. Une absente, cependant, et de taille : la duchesse de Chevreuse, l’amie de vingt ans exilée presque aussi longtemps et que la Reine ne se décidait pas à rappeler. Peut-être sous l’influence de Mazarin : elle connaissait le secret de l’aventure avec Buckingham et ceux, plus dangereux encore, des complots incessants avec l’Espagne dont le sommet avait été celui de Cinq-Mars.
Quand enfin elle reparut, toujours superbe en dépit de ses quarante-trois ans, toujours arrogante et disposée à mordre à belles dents au plus juteux de la riche France, toujours liée aux chancelleries des pays les plus hostiles au royaume, elle s’aperçut que de son influence ancienne il ne demeurait plus que le souvenir des belles heures d’autrefois. La Reine la reçut avec affection, mais les deux femmes ne restèrent pas longtemps seules. Bientôt parut Mazarin, tout sourire : il venait offrir à la revenante une jolie somme d’argent pour remettre en état son château de Dampierre, dans la vallée de Chevreuse. À condition qu’elle s’en occupe elle-même. La duchesse comprit vite : on ne voulait pas d’elle à la Cour et on la payait de ses services. Ce qu’elle ne refusa pas, car elle avait les dents toujours aussi longues, mais lorsqu’elle quitta le palais, elle emportait une rage bien cachée, une haine solide de Mazarin et une rancune contre la Reine. Bien décidée à se venger un jour ou l’autre.