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Elle savait pourtant combien sa bienfaitrice et son amie d’enfance avaient besoin de ce réconfort car, depuis l’arrestation de François, le sort de sa famille n’avait rien d’enviable. Le duc César qui avait dû fuir son château d’Anet « visité » par les gens du Roi avait repris le chemin de l’exil, mais pas en Angleterre, hélas, où les Têtes rondes de Cromwell menaient la révolte contre le roi Charles Ier et la reine Henriette, son beau-frère et sa sœur. Il était parti pour l’Italie où, après Venise et Rome, il s’était fixé à Florence. Avec quelques gentilshommes fidèles et une poignée de jolis garçons, il y menait la vie dissipée qui lui était habituelle, contrastant fort avec celle de son fils aîné, Mercœur, cloîtré à Chenonceau en se demandant sans cesse si une quelconque attaque ne l’obligerait pas à chercher refuge dans la cachette dissimulée dans l’une des piles du pont. Contrastant aussi avec celle de sa femme qui se confinait dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré où, soutenue par son vieil ami l’évêque de Lisieux, Philippe de Cospéan, et par la chaude amitié de monsieur Vincent, elle s’efforçait d’obtenir que l’on fît au moins à son François un procès équitable, tant elle était certaine qu’il en sortirait les mains nettes. Sa fille lui était aussi d’un grand secours et puis, fidèle à elle-même, Françoise de Vendôme trouvait toujours du temps pour son œuvre favorite : le secours qu’elle s’efforçait de porter aux filles de joie, libres ou encagées dans les bourdeaux. Naturellement, Sylvie voyait souvent la mère et la fille.

À Vincennes, cependant, la voix de bronze continuait d’entretenir une agitation insolite. Sylvie ordonna que l’on gare sa voiture sous les arbres et envoya l’un de ses deux laquais aux nouvelles mais, quand il revint après quelques minutes interminables, elle fut frappée de sa mine épanouie.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

— C’est une grande nouvelle, madame la duchesse ! Mgr le duc de Beaufort vient de s’évader…

Le cœur de Sylvie sauta dans sa poitrine :

— On dirait que cela vous fait plaisir, mon ami ?

— Oh oui ! Ce n’est pas à madame la duchesse que j’apprendrai combien les petites gens aiment M. de Beaufort. Paris va danser de joie quand il saura qu’il a échappé au Mazarin.

La liesse commençait apparemment avec les propres serviteurs de Sylvie qui, très attachés à une jeune maîtresse qu’ils savaient plutôt non conformiste, étaient descendus de leurs sièges pour se congratuler un instant avant de revenir à elle :

— Ce n’est pas la peine de demander à madame la duchesse si elle est contente, elle aussi, dit le vieux Grégoire, le cocher, dernier en titre d’une dynastie attachée au service des Fontsomme depuis le Moyen Âge et qui s’autorisait quelques familiarités.

— C’est vrai, je suis contente, dit Sylvie. Sait-on comment cela s’est passé ?

— Pas très bien. Il serait descendu par une corde depuis le couronnement du donjon, une corde trop courte, et il aurait dû sauter. Mais qu’il soit dehors, ça c’est sûr !

— Bien ! Nous allons essayer d’en apprendre davantage. Touchez à l’hôtel de Vendôme !

Les trois hommes ne se le firent pas répéter, grimpèrent chacun à sa place et le carrosse repartit au grand trot, tandis que Sylvie se laissait aller sur les coussins de velours. Ainsi, il était libre ! Ainsi la prédiction s’était réalisée !… En effet, depuis quelques mois, Mazarin vivait des heures difficiles à cause d’un certain Coysel qui avait prophétisé que la Pentecôte verrait Beaufort libre. L’Italien superstitieux s’efforçait de traiter en quantité négligeable un propos qui l’angoissait, mais il avait tout de même fait renforcer la garde du prisonnier. Et voilà qu’aujourd’hui, jour de Pentecôte, tout s’était réalisé ! Oh, Sylvie n’avait pas besoin d’un grand effort d’imagination pour voir, sur l’écran noir de ses paupières closes, François, cheveux au vent, galopant à travers champs et bois dans l’ivresse de la liberté retrouvée avec un bonheur facile à deviner. Mais qui galopait auprès de lui, et où allait-il ?

À ces questions, la jeune femme voyait deux réponses : Mme de Montbazon, venue sans doute l’attendre sous quelque costume de cavalier, et le château de Rochefort-en-Yvelines qui appartenait au mari, toujours gouverneur de Paris, et où Mazarin ne s’aventurerait pas…

En effet, et en admettant qu’il en ait jamais eu, la popularité de Mazarin était à son plus bas niveau. Le peuple, tenu si longtemps par la poigne de fer du cardinal de Richelieu, ne faisait guère de différence entre le Florentin Concini qui avait tant pesé sur la régence de Marie de Médicis et « Mazarini », Sicilien d’origine dont la robe étendait son ombre pourpre sur celle d’Anne d’Autriche. Pour lui, les deux étaient à mettre dans le même panier : des favoris beaucoup plus occupés des courbes gracieuses de leur bourse que du bien de l’État ! Dans ces conditions, quel que fût le génie de Mazarin, on ne lui en tiendrait jamais compte. Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas la tâche facile pour maintenir l’essentiel de la politique du grand Cardinal à l’intérieur, et surtout à l’extérieur où les armes parlaient toujours ! Certes, les victoires de l’ex-duc d’Enghien devenu prince de Condé contenaient l’ennemi hors des frontières mais, depuis bientôt quatre ans, le congrès de Westphalie s’efforçait de trouver un point final à une guerre qui ravageait une partie de l’Europe en mettant aux prises le roi de France, le roi d’Espagne, l’Empereur et le roi puis la reine de Suède.

Dans le royaume, Mazarin devait compter avec Condé, bien assis sur ses victoires et dont l’ambition était démesurée. L’appétit aussi : il ne cessait de réclamer titres et fonctions, ne cachant pas qu’il se verrait très bien Premier ministre.

En fait, la grande victoire de Mazarin à ce moment de l’histoire, c’était sur la régente qu’il l’avait remportée. De cette Espagnole si fermement attachée aux intérêts de sa patrie, il avait fait une vraie reine de France prête à tout balayer pour la gloire future de son fils et qui, faisant table rase de tous ceux qui l’avaient servie, aimée, soutenue, n’écoutait plus que lui. On disait même qu’elle l’aurait épousé secrètement…

Mais le pouvoir du cardinal demeurait fragile. La guerre incessante – quand on attendait la paix ! –, ses pertes en vies humaines et leur corollaire, les augmentations d’impôts renouvelées, exaspéraient les esprits d’autant plus qu’un an plus tôt, le Parlement de Paris avait dû voter en rechignant vingt-sept articles presque exclusivement fiscaux. Depuis, la colère grondait chez les parlementaires au point de les avoir amenés quinze jours plus tôt, le 13 mai 1648, à voter l’arrêt d’Union, acte de désobéissance formelle qui permettait à des députés des quatre Cours souveraines de s’assembler sans l’autorisation du Roi – donc du cardinal – pour réformer l’État. Depuis, les regards des Parisiens se tournaient de plus en plus souvent vers le donjon de Vincennes où leur prince favori, la plus éclatante victime de Mazarin, vivait son injuste captivité.

En tout cas, la nouvelle de l’évasion courut Paris plus vite que les chevaux de Sylvie. Lorsqu’elle atteignit l’hôtel de Vendôme, il lui fallut traverser un véritable attroupement de gens qui, au sortir des vêpres, s’étaient précipités pour témoigner leur enthousiasme à la mère de leur héros. S’en référant à la fête du jour, les bons Parisiens n’étaient pas loin de voir un miracle opéré en leur faveur par le Saint-Esprit. Il fallait au moins une aide divine pour avoir endormi la méfiance des gardes – le prince était gardé « à vue » – et donné des ailes à François de Beaufort… Cependant, l’on fit place au carrosse de Sylvie qui, depuis son mariage, s’était glissée dans les traditions charitables des duchesses de Fontsomme avec l’ardeur qu’elle mettait en toutes choses. Dans son hôtel de la rue Quincampoix comme dans son manoir de Conflans, toute misère recevait secours et réconfort. En outre, flanquée de deux laquais porteurs de grands paniers, elle visitait ceux que la maladie clouait sur leurs grabats et dont monsieur Vincent qui la connaissait depuis l’enfance lui donnait l’adresse. Aussi Grégoire n’eut-il qu’à crier : « Place à Mme la duchesse de Fontsomme ! » pour que l’on s’écarte avec un murmure de sympathie.