Ce fut presque plus difficile dans la chambre de Mme de Vendôme où l’on s’entassait en parlant tous à la fois. Les amis étaient là, et la mère de François, accablée sous les embrassades, passait des bras de l’une aux bras de l’autre, en dépit des efforts de monsieur Vincent et de l’évêque de Lisieux pour la sauver de l’étouffement. Sylvie n’essaya même pas de s’approcher et obliqua sur Mme de Nemours qui veillait à ce que tous pussent boire à la santé de l’évadé.
Élisabeth rayonnait de joie et ne cessait de répéter par quel subterfuge elle avait pu, avec l’aide de quelques amis dévoués, tirer son frère de la geôle royale :
— Un pâté ! Un simple pâté dont j’ai moi-même aidé à composer la farce ! Il y avait dedans une corde en soie bien solide avec un bâton pour s’y tenir à califourchon, deux poignards et une poire d’angoisse destinée à l’exempt La Ramée que M. de Chavigny, le gouverneur de Vincennes, avait spécialement détaché à la surveillance de mon frère.
— Il devait être énorme, ce pâté ? dit quelqu’un.
— Énorme, mais François l’avait demandé pour vingt personnes, vu que les dessertes de sa table allaient toujours aux soldats chargés de le surveiller…
— Mais enfin, vous aviez dû vous assurer quelque intelligence dans la place même ? dit une dame à la voix pointue que Sylvie ne connaissait pas. Ce fut d’ailleurs elle qui se chargea de la réponse :
— Ce sont choses que l’on ne saurait confier, madame. Songez qu’il y va de la vie de plusieurs personnes ! Le cardinal Mazarin doit être furieux…
— Oh, vous êtes là aussi, ma chère Sylvie, s’écria Élisabeth qui ne l’avait pas encore vue. Mes amis, souffrez que je dise quelques mots en particulier à Mme la duchesse de Fontsomme ! Je reviens dans l’instant.
Prenant son amie par le bras, elle alla s’enfermer dans le cabinet de bains de sa mère où toutes deux s’assirent sur le rebord de la lourde cuve de bois qui ressemblait à un tonneau.
— J’aimerais que vous me rendiez un service, ma chère, en allant au Palais-Royal afin d’y observer ce qui se passe chez la Reine…
— C’est bien mon intention. J’y allais d’ailleurs quand, en passant devant Vincennes, j’ai appris l’évasion, alors je suis accourue.
— Vous étiez de service aujourd’hui ?
— Non, et je devrais être à Conflans avec ma petite Marie, mais j’ai reçu hier un message de la Reine me demandant de venir passer un moment auprès de notre jeune Roi qui est souffrant et qui m’a réclamée.
— Vous reviendrez me dire comment, là-bas, on prend l’événement ?
— Si je peux. Cela dépend de l’heure où je sortirai. S’il est trop tard, je vous enverrai un billet dès mon retour rue Quincampoix. Je ne rentrerai pas à Conflans ce soir…
— Vous êtes un amour ! Avez-vous de bonnes nouvelles de votre époux ?
— Il n’écrit guère, ce n’est pas son fort, mais je sais que tout va bien pour lui. Il est toujours entre Arras et Lens avec le prince de Condé. C’est quelquefois pénible d’être l’épouse d’un guerrier : il est si souvent absent !
— Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ?
— Beaucoup…
Elle n’ajouta pas qu’elle se reprochait même parfois de ne pas l’aimer davantage à cause de cette partie de son âme murée sur une image, et Mme de Nemours ne posa pas d’autre question. Dans la grande chambre, une voix claironnante venait de se faire entendre et Élisabeth se redressa aussitôt. Un peu, pensa Sylvie peu charitablement, comme un cheval de bataille qui entend la trompette :
— Ah ! L’abbé de Gondi est arrivé ! Je… nous l’espérions plus tôt ! Donnez-nous vite de nos nouvelles, Sylvie !
Et elle disparut dans un tourbillon de taffetas bleu, laissant son amie à la découverte qu’elle venait de faire. Se pouvait-il que, mariée à l’un des hommes les plus charmants de France, Élisabeth fût encore éprise de ce petit prêtre agité, nerveux, plein de tics et d’esprit, dont on disait qu’il avait été son amant ? Il est vrai que Nemours l’avait toujours trompée et qu’après tout il est bien rare que l’on trouve le bonheur dans un mariage princier… Remettant à plus tard d’embrasser la mère de François, Sylvie regagna sa voiture et prit la direction du Palais-Royal où elle était attendue. Mais elle n’éprouvait plus le même plaisir qu’autrefois. Sans le petit Louis qu’elle aimait d’un amour quasi maternel, peut-être eût-elle renoncé à ce poste de dame du palais qu’à son mariage on avait substitué à celui de lectrice, mais qui ne changeait pas grand-chose à ses fonctions auprès des personnes royales : il lui arrivait encore de lire pour la Reine et surtout, elle passait de longs moments auprès du petit Roi avec, entre eux, la guitare en manière de trait d’union.
C’était, pour l’un comme pour l’autre, un des meilleurs moments de la journée. En effet, hormis les solennités auxquelles l’enfant et son petit frère Philippe devaient paraître, Louis, en dépit de l’adoration qu’il portait à sa mère, ne la voyait qu’une fois dans la journée : à son lever qui avait lieu entre dix et onze heures du matin. Anne recevait alors ses dames et les principaux officiers de la Couronne. On lui amenait ses fils et Louis gardait le privilège de lui passer sa chemise. Puis les enfants rentraient chez eux où ils faisaient à peu près ce qu’ils voulaient tandis que leur mère, entre le Conseil, les dévotions, les visites en ville, le cercle, les repas et les réjouissances, menait une vie intense qui l’entraînait régulièrement au-delà de minuit. Elle continuait à vivre à l’heure espagnole… À ce régime, la Reine épaississait, devenait grasse et perdait en beauté, mais elle gardait une grande fraîcheur de teint. Elle cultivait aussi l’indolence et, si elle aimait profondément ses enfants, elle ne s’occupait guère d’eux, se satisfaisant de les voir beaux et bien parés aux heures officielles sans se soucier de ce qu’ils pouvaient devenir loin de ses yeux.
Or, Louis et Philippe étaient livrés la plupart du temps aux domestiques qui ne se souciaient ni de l’état de leurs vêtements ni des heures de repas. Il n’était pas rare que le roi de France et le duc d’Anjou s’en allassent voler une omelette à la cuisine pour apaiser leur faim. On jouait beaucoup et sans surveillance : le petit Roi faillit se noyer dans un bassin sans que, en dehors d’un brave Suisse accouru à ses cris, personne s’en souciât.
On aurait pu penser qu’avec le passage à huit ans aux mains des hommes – le marquis de Villeroy devenait gouverneur de Sa Majesté et l’abbé Hardouin de Péréfixe précepteur – les choses changeraient. Il n’en fut rien et le fidèle La Porte, nommé premier valet de chambre, s’en désolait fort, souvent au bénéfice de la seule Sylvie :