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— Très bien, duchesse ! Ne vous tourmentez pas ! Simplement, je suis très mécontent et je vous demande pardon de vous avoir fait venir parce que je n’ai pas du tout envie de chanter ou de jouer sur ma guitare.

— Mécontent, mon Roi ? Oserai-je lui demander pourquoi ?

— Cette évasion de M. de Beaufort ! Tout le monde ici semble considérer que c’est quelque chose de très amusant. Une bonne farce en quelque sorte !

— Et Votre Majesté ne le voit pas de la même façon ?

Souvent grave, le visage du petit garçon se fit sévère :

— Non, madame ! Lorsqu’un homme est mis en prison à cause d’une faute assez grave pour y être maintenu, son évasion ne saurait être trouvée amusante, parce qu’on l’y a envoyé au nom du Roi et que je suis le Roi ! C’est de moi que l’on rit et c’est une chose que je ne tolérerai jamais, vous entendez ? Jamais !

Le regard de l’enfant flambait d’une si auguste colère que Sylvie baissa la tête comme si elle était coupable. En même temps elle se sentait un peu effrayée car, en quelques mots, Louis venait de révéler son caractère profond. Né pour être roi, il en avait pleinement conscience et cela pouvait laisser supposer que, peut-être, il serait un grand roi… à moins qu’il ne devienne le pire des tyrans une fois en possession du pouvoir.

Cependant, Sylvie ne voulut pas laisser passer l’occasion de plaider la cause de François :

— C’est Votre Majesté qui a raison, dit-elle, et j’avoue être la première surprise de la façon dont on a reçu ici la nouvelle de l’évasion mais, Sire, songez qu’elle est le fait d’un homme emprisonné depuis cinq ans sur une simple présomption. Il n’a jamais été prouvé que M. de Beaufort eût voulu attenter à la vie du cardinal.

— C’est possible, duchesse, mais il en est tout à fait capable. Je ne vous surprendrai pas en vous confiant que je n’aime guère Son Éminence… mais j’aime encore moins M. de Beaufort !

— Sire, reprocha doucement Sylvie, il est le plus dévoué de tous vos sujets. Son amour pour son Roi ne saurait être mis en doute.

— Peut-être devriez-vous dire : son amour pour sa Reine ? fit l’enfant avec une amertume contenant trop de jalousie cachée pour n’être pas comprise de son interlocutrice. Puis il ajouta, en posant une main sur celles de Sylvie : « Je ne veux pas vous faire de peine, madame. Je sais qu’il est votre ami d’enfance et que vous l’aimez beaucoup, mais que voulez-vous, je ne suis pas plus que vous maître de mes sentiments… Je ne crois pas que j’aimerai un jour M. de Beaufort… »

Bien que d’autres sujets de conversation eussent été abordés dans l’heure qui suivit, c’étaient ces dernières paroles qui hantaient Sylvie tandis qu’elle effectuait le court trajet entre le Palais-Royal et son hôtel de la rue Quincampoix : elle y voyait une menace pour l’avenir quand l’enfant de neuf ans, encore sous la double tutelle de sa mère et de son ministre, accéderait au pouvoir. Elle devinait qu’il serait terrible dans ses inimitiés. Qu’augurer de ses haines ? Qu’adviendrait-il alors du père caché sous les aspects peut-être un peu excessifs d’un sujet turbulent ?… Pauvre François dont les passions tournaient toujours à son désavantage ! Comme il souffrirait s’il apprenait un jour que son fils ne l’aimait pas !

Il était déjà tard quand Sylvie rentra chez elle, mais les rues du Marais connaissaient une agitation inhabituelle et, en arrivant rue Quincampoix, elle vit un grand concours de peuple débordant du cabaret de l’Épée de Bois. Par le plus étrange des hasards, l’hôtel de Beaufort[39] était le voisin immédiat de celui des ducs de Fontsomme. Un voisin silencieux, aveugle et sourd, dont le nom seul touchait la jeune femme car jamais encore François ne l’avait habité.

Il était l’un des présents d’Henri IV à Gabrielle d’Estrées lorsqu’il l’avait faite duchesse de Beaufort. Ses grâces Renaissance convenaient parfaitement à une jolie femme, mais un homme pouvait s’y trouver bien. Cependant, jamais l’actuel détenteur du titre ne l’avait habité et cela pour une simple raison : en butte depuis des années à la vindicte cardinalice ou royale – souvent les deux – les Vendôme, quand ils étaient à Paris, ne souhaitaient pas se séparer. On faisait bloc dans l’hôtel familial et s’il était arrivé que François émette la vague intention de former sa propre maison, cela n’avait jamais été plus loin qu’une pensée fugitive, blessante d’ailleurs pour le côté mère poule de sa mère. Aussi la belle demeure offrait-elle un certain air d’abandon. Personne n’y avait vécu depuis longtemps, pourtant c’était vers elle que le peuple portait d’instinct ses acclamations, comme si la haute silhouette de François allait soudain se dresser sur le balcon. Sylvie en fut touchée : depuis ce matin, l’hôtel était un symbole pour tous ces gens comme il l’était pour elle depuis cinq ans, depuis que, jeune mariée, elle avait pénétré dans l’hôtel de Fontsomme et posé pour la première fois les yeux sur les fenêtres ternies et le jardin envahi de ronces et d’herbes folles.

Contrairement à d’autres maisons nobles qui se vidaient aux approches de l’été pour peupler les châteaux, l’hôtel de Fontsomme gardait toujours un personnel suffisant pour le tenir ouvert et prêt à accueillir ses maîtres. De même au manoir de Conflans. La grande fortune des ducs permettait ce luxe, d’autant plus que le château familial, situé entre les sources de la Somme et la petite ville de Bohain, avait eu beaucoup à souffrir en 1634 de l’avancée espagnole et d’une occupation qui, grâce aux troupes de M. de Turenne, n’avait duré qu’un an. Mais les dégâts étaient importants et le château encore inhabitable en dépit des grands travaux entrepris par le maréchal-duc, père de Jean, et par celui-ci. En arrivant rue Quincampoix, Sylvie trouva donc sa maison disposée pour la recevoir comme cela arrivait fréquemment à cause des exigences de son service auprès de la Reine et du petit Roi…

La nuit était complète quand, après avoir passé une robe de chambre et pris un souper léger, elle descendit au jardin pour respirer la douceur de ce dernier soir de mai. Complète mais plus bruyante que d’habitude. Par-dessus les toits lui parvenaient les échos de chansons bâties dans la journée pour le héros du jour sur l’air du « Roi Henry ». De temps en temps, un orateur improvisé se faisait entendre pour appeler les assistants à se lever contre « le Mazarin affameur du peuple et bourreau de Monseigneur François », puis on entendit les violons s’accorder au milieu de cris de joie. Il y avait gros à parier qu’on allait improviser un bal… et qu’on ne dormirait guère dans le quartier.

Cela ne troublait pas Sylvie. Elle était heureuse de cette espèce de sacre que le petit peuple offrait à François et ce soir, nichée comme un oiseau au milieu des branches et des fleurs, elle décida d’y rester jusqu’à ce que le sommeil la prenne au son des violons. Elle se sentait si bien avec, au cœur, la douce pensée que François était libre enfin et qu’elle n’aurait plus à craindre d’apprendre ce qu’elle craignait depuis cinq ans : qu’il était mort dans sa prison d’une maladie aussi mystérieuse que subite.

À demi étendue sur un banc garni de coussins, elle écoutait la musique en regardant les parterres sous la lune et en respirant l’odeur des roses. Il y en avait partout dans ce jardin, moins vaste et moins foisonnant que celui de Conflans, mais son époux, sachant qu’elle les aimait, avait ordonné à ses jardiniers d’en mettre partout, quitte à se moins conformer à la mode des parterres de broderie que Sylvie n’aimait pas beaucoup…

Elle se laissait aller à une vague rêverie quand soudain, elle tressaillit : là-bas, derrière les fenêtres du premier étage de l’hôtel désert, une lumière se déplaçait : celle d’un flambeau sans doute. Qui était là ? Se pourrait-il que ce soit… ? Oh non, ce serait de la dernière imprudence car il ne fallait pas se fier à la mine riante de Mazarin, arborée pour faire plaisir à la Reine. En réalité, le cardinal devait bouillir de colère et l’on pouvait être sûr que des ordres, dès la nouvelle apprise, avaient lancé tous les argousins du royaume sur les traces du fugitif.