— Et c’est très bien ainsi. Toutes les femmes devraient se contenter d’être belles et, ajouta-t-il en changeant de ton et en prenant la main de la jeune femme, vous l’êtes à miracle aujourd’hui, madame…
Sous ce regard d’enfant où pointait déjà celui de l’homme en devenir, Sylvie rougit. Du coup, Louis retrouva sa bonne humeur :
— C’est un privilège de faire rougir une jolie femme et c’est la première fois que cela m’arrive. Merci, ma chère Sylvie. À présent, un conseil : vous devriez rentrer bien vite à Conflans auprès de votre petite Marie. Pendant la messe, j’ai surpris quelques mots propres à me faire croire que la ville pourrait s’agiter aujourd’hui…
— Un jour de fête, c’est assez normal.
— J’aimerais mieux vous savoir chez vous. Soyez tranquille, je dirai à ma mère que je vous ai trouvée pâlote – n’étiez-vous pas souffrante ces derniers temps ? – et que je vous ai renvoyée aux champs…
Sylvie accepta volontiers, touchée de la sollicitude de cet enfant vraiment hors du commun et qui, de plus, possédait d’excellentes oreilles. Une rumeur inhabituelle montait en effet dans le ciel de Paris, des cris, des coups de feu même, et ce grondement sourd que produit une foule qui s’assemble. En outre, quand elle quitta le Palais-Royal, la voiture du coadjuteur, Paul de Gondi, y entrait, escortée du maréchal de La Meilleraye qui paraissait avoir été molesté et du nouveau Lieutenant civil Dreux d’Aubray[40] qui avait l’air affolé. Gondi sauta de sa voiture, en rochet et camail, adressa à Sylvie un sourire et une vague bénédiction avant de s’engouffrer dans le palais avec ses deux acolytes improvisés. Les bruits semblaient se rapprocher et Sylvie hésita.
— Que faisons-nous, madame la duchesse ? demanda Grégoire.
— Si un peu d’agitation ne vous fait pas peur, nous partons, mon ami…
Pour toute réponse, le vieil homme fit claquer son fouet, enleva ses chevaux et l’on partit. Pas pour aller bien loin : aux abords de la Croix-du-Trahoir, on se trouva pris dans un rassemblement de gens, endimanchés sans doute, mais qui n’en réclamaient pas moins avec conviction la tête de Mazarin. D’autres criaient « Vive Broussel ! » ou « Liberté ! ». Grégoire tenta de parlementer pour obtenir le passage, mais on lui intima l’ordre de rebrousser chemin en lui signifiant que les portes de Paris étaient closes et que plus vite il viderait les lieux, mieux ce serait pour lui. Sylvie, alors, passa la tête à la portière :
— Faites place, s’il vous plaît ! Il faut que je rentre à Conflans.
— Hou ! Qu’elle est jolie ! clama alors un grand garçon débraillé qui devait être boulanger si l’on en croyait ses traces de farine.
Du coup, Grégoire se fâcha et agita son fouet d’une manière menaçante :
— En voilà une façon de parler à une dame ! C’est à Mme la duchesse de Fontsomme que tu t’adresses, malappris !
— J’ai rien dit de mal, fit l’autre. Seulement qu’elle est jolie. C’est pas une injure, ça !
— Peut-être, mais tu ferais mieux de nous dire le pourquoi de tout ce bruit.
Une solide commère, fraîche comme un panier de roses et portant le joli costume de fête des dames de la Halle, s’en mêla :
— C’est rapport à M. le conseiller Broussel que le Mazarin vient de faire prendre chez lui par M. d’Comminges et conduire en prison. Un si brave homme ! Le père du pauvre peuple ! En prison ? Non mais alors ! Et tout ça parc’qu’il essaie d’empêcher l’Mazarin d’nous arracher encore des sous. Alors on va s’en occuper et vous feriez mieux d’rentrer rue Quincampoix, m’dame la duchesse.
— Vous me connaissez ?
— Non, mais comme c’est chez moi qu’vos gens prennent les légumes je sais où vous habitez, expliqua-t-elle en pliant le genou en manière de révérence… On me dit dame Paquette, pour vous servir !
— Très honorée, sourit Sylvie, mais à cette saison j’habite surtout Conflans où j’aimerais bien aller rejoindre ma petite fille.
Du coup, dame Paquette vint s’accouder familièrement à la portière du carrosse :
— Faut pas compter y aller c’soir, m’dame la duchesse. Ça commence à bouillir ici et, dans une heure, Paris aura pris feu. On a envoyé aux portes pour essayer d’arrêter les voitures des prisonniers : Broussel qu’on emmène à Saint-Germain et Blancmesnil qui va à Vincennes. Aussi on va s’arranger pour que le Mazarin nous les rende, et vite ! Alors, croyez-moi et rentrez sagement rue Quincampoix ! Si vous voulez, j’vais vous faire escorter pour qu’y vous arrive point de mécompte.
— Peste ! goguenarda Grégoire. On est une puissance !
— Voui, mon gros, et j’ai des amis placés plus haut que toi sur ton perchoir, pour sûr ! T’as déjà entendu parler d’monseigneur l’duc de Beaufort ? Eh bien j’obéis guère qu’à lui ! Faut dire qu’c’est un si bel homme ! ajouta-t-elle avec âme.
L’admirateur de Sylvie lui allongea un coup de coude dans les côtes.
— Vous parlez trop, dame Paquette ! Comme si vous saviez pas qu’on sait pas où il est ? Et puis c’est jamais bon d’lancer un nom en l’air ! On sait jamais sur qui ça retombe.
— N’empêche que…
Sylvie brûlait d’envie d’en savoir plus sur les relations de François avec la marchande de légumes, mais le boulanger prenait décidément les choses en main :
— Alors, on y va, rue Quincampoix ?
— Non. On va rue des Tournelles, si ça ne vous contrarie pas.
— Pas du tout !
Et, se plaçant entre les chevaux de tête qu’il prit chacun par une bride, il entreprit de guider la voiture à travers la foule. Arrivé à destination, il fit un beau salut qui lui mit presque le nez sur les genoux mais, en se relevant, il envoya un baiser du bout des doigts :
— Vous voilà rendue, m’dame la duchesse. À bientôt j’espère, parc’que j’ai encore jamais vu une duchesse aussi mignonne que vous !
Ayant dit, il s’enfuit à toutes jambes tandis que Sylvie, flattée, se mettait à rire. Malheureusement, chez son parrain, elle trouva visage de bois ou à peu près, car il lui fallut longtemps pour se faire ouvrir et apprendre que seule Nicole Hardouin était au logis. M. le chevalier et Corentin étaient partis le matin même pour Anet à la demande de Mme de Vendôme. Aussi Nicole en profitait-elle pour faire un grand ménage, aidée par Pierrot qu’elle venait d’envoyer en course. En dépit de l’accueil aimable, Sylvie comprit sans peine qu’elle serait encombrante.
— Quand il sera de retour, recommanda-t-elle, dites à mon parrain que j’aimerais le recevoir quelques jours à Conflans. Il y a longtemps qu’il me le promet, et il ne vient jamais.
C’était une constatation un peu triste et non un reproche. Elle savait, en effet, que depuis l’emprisonnement de François, Perceval se dévouait beaucoup aux Vendôme persécutés et qu’en outre il avait encore resserré les liens qui l’unissaient à son ami Théophraste Renaudot, malmené lui aussi par le nouveau régime comme par ses fils qui prétendaient lui ôter la direction de la Gazette…
— Il viendra… Je vous promets qu’il viendra ! assura Nicole sur une révérence qui mettait fin à l’entretien.
Il fallut bien, enfin, se résigner à rentrer rue Quincampoix…
CHAPITRE 12
DES PAS DANS LE JARDIN
Une fois rentrée chez elle, Sylvie s’y trouva mieux qu’elle ne le craignait. C’était comme un havre de paix, une île insensible à la mer en train de grossir, encore qu’une certaine nervosité se fît sentir chez les domestiques, mais la solennité un brin pontifiante de Berquin le maître d’hôtel et de dame Javotte, la gouvernante qui était aussi son épouse, en imposait suffisamment au petit peuple des laquais et des chambrières pour maintenir l’ordre. Ils s’étaient contentés de détacher un laquais et un marmiton pour aller aux nouvelles et ne pas être pris de court en cas d’émeute véritable.