— Et vous ? En dehors de ce gamin, qui aimez-vous, Sylvie ? Ce benêt à qui vous vous êtes donnée ?…
— Naturellement je l’aime, s’écria-t-elle en essayant de le repousser, et je vous interdis d’en parler avec ce mépris. Qu’êtes-vous donc de plus que lui ?
La défense que livrait Sylvie parut amuser Beaufort. Elle l’entendit rire tandis qu’il resserrait son étreinte.
— Un imbécile sans doute, puisqu’il a réussi à vous prendre à moi…
— Je n’ai jamais été à vous…
— Oh que si ! Vous étiez à moi puisque vous n’aimiez que moi ! Sylvie, Sylvie ! Revenez à nous ! Et cessez donc de vous débattre ! Plus que jamais vous avez l’air d’un chat en colère et moi je veux seulement vous embrasser…
— Et moi je ne le veux pas… Laissez-moi !
De toutes les forces de ses mains appuyées sur sa poitrine elle tentait de le repousser, mais elle n’était pas de taille contre un homme qui pouvait plier un fer à cheval entre ses mains. D’ailleurs, il la rapprocha suffisamment pour qu’elle pût sentir son souffle sur sa bouche :
— Non !… non, mon petit oiseau chanteur, je ne te laisserai pas ! Je ne te laisserai jamais plus… Ne peux-tu comprendre enfin que je t’aime ?
Les mots qu’elle avait tant désiré entendre mais qu’elle n’attendait plus l’atteignirent à travers la colère qu’elle s’efforçait de ressentir pour se mieux protéger contre le coupable plaisir qu’elle éprouvait à être dans ses bras. Cependant, elle refusa de rendre les armes…
— Comment voulez-vous que je vous croie ? Vous avez dit cela à tant de femmes !
— Je ne l’ai dit qu’à une seule : la Reine…
— Et à Mme de Montbazon…
— Non. Elle a de moi des compliments, des mots tendres, mais je ne lui ai jamais dit que je l’aimais…
— Et à moi vous le dites ?
— Tu veux que je répète ? C’est facile, j’ai tant crié ces mots au fond de moi-même quand j’étais dans ma prison. J’espérais… follement que tu les entendrais, que tu viendrais comme elle venait, elle Marie, que tu saurais enfin combien je regrettais, combien j’étais malheureux ! J’avais perdu ma liberté mais toi aussi je t’avais perdue… Alors, mon amour, maintenant que je te tiens, ne me demande pas de te lâcher…
Et soudain, Sylvie sentit ses lèvres contre les siennes… et cessa de lutter. À quoi bon ? Son cœur chantait tandis que, oubliant tout ce qui n’était pas l’instant présent, elle s’abandonnait enfin sous ce baiser qui la dévorait, la faisait défaillir, cherchait son cou, sa gorge qu’il parcourut avant de revenir aux lèvres qui répondirent, cette fois, avec une ardeur qui bouleversa François… Il sentit que cette nuit serait sienne, qu’elle serait inoubliable et le paierait de toutes celles vécues dans la solitude de Vincennes, dévoré par le vautour de la jalousie comme Prométhée enchaîné à son rocher… Se penchant un peu, il enleva la jeune femme dans ses bras pour la porter sur l’herbe étendue comme un tapis sous un saule, quand une petite toux sèche se fit entendre :
— Hum !… hum !
L’enchantement cassa net. François reposa machinalement à terre Sylvie qui, encore grisée, vacilla et dut se raccrocher à son épaule pour ne pas tomber. Puis il se retourna, furieux, vers l’importun :
— Qui diable êtes-vous et que voulez-vous ?
— Moi, mon ami, moi Gondi !… Oh, je suis désespéré d’être à ce point fâcheux, mais voilà une heure que je vous cherche et votre valet m’a dit que vous étiez au jardin… Mille pardons, madame la duchesse ! Voyez en moi le plus désespéré de vos obéissants valets…
— On vous a dit dans « mon » jardin. Pas dans ceux des voisins !
— Je sais, je sais, mais j’ai entendu des voix… et l’heure est si importante. Il faut que vous me suiviez…
Sous le ton plaintif et hypocrite perçait une impérieuse volonté.
— Tâchez que ce soit vrai, gronda Beaufort, sinon je ne vous pardonnerai de ma vie votre indiscrétion !
— Quelle indiscrétion, mon ami ? Oh… avoir franchi ce mur écroulé ?… Ce n’est pas bien grave et puis j’ai vu deux personnes, deux ombres plutôt, qui se promenaient.
— Vous n’avez rien vu du tout ! Et tâchez de tenir en laisse cette vipère qui vous sert de langue ! À présent, qu’y a-t-il ?
Le ton du coadjuteur, tour à tour geignard ou innocent, changea complètement et devint ferme :
— De tous côtés, autour du Palais-Royal, on dresse des barricades. Le peuple de Paris est à l’ouvrage ! On arrache les pavés, on entasse des charrettes, on prépare des armes. Ceux qui en ont en portent à ceux qui n’en ont pas. Le clergé des quartiers est derrière moi et m’attend, mais il y en a d’autres qui vous attendent, vous !
— Et qui donc ?
— Le reste des Parisiens : les artisans, les ouvriers, les gens de commerce, les portefaix, tous ceux des Halles surtout qui veulent savoir si vous êtes avec eux…
— J’y suis de cœur, mais pourquoi me montrer ? Je n’ai aucune envie qu’une compagnie de gardes ou de mousquetaires me tombe dessus pour me ramener à Vincennes…
— Si je viens vous chercher, c’est que vous n’avez rien à redouter. Le peuple veut obliger Mazarin à libérer Broussel et Blancmesnil, ce n’est pas pour permettre que l’on vous emprisonne. D’autant que vous êtes la plus auguste victime de l’Italien. Venez, vous dis-je ! Le Parlement vous saura gré de ce signe de solidarité. N’oubliez pas qu’on ne vous a jamais traduit devant lui pour un jugement quelconque. Il peut rendre un arrêt qui vous libère…
Encore indécis mais tenté, François se tourna vers Sylvie et emprisonna ses deux mains dans les siennes :
— Le cœur me manque de vous quitter en cet instant, mon aimée ! Cependant, la nuit n’est pas finie. Avant le jour, je reviendrai vers vous…
Un baiser sur les doigts soudain glacés, et François s’écartait sans vouloir remarquer les larmes montées aux yeux de la jeune femme.
— Je vous suis ! dit-il à Gondi avec rudesse. Mais faisons vite !
Le coadjuteur offrit à Sylvie un beau sourire et un grand salut, puis les deux hommes franchirent le mur écroulé et se perdirent dans les broussailles du jardin inculte. Sylvie, alors, revint vers son banc où elle s’assit dans l’espoir de calmer les battements désordonnés de son cœur et d’essayer de reprendre le contrôle d’elle-même. Jamais pareille émotion ne l’avait bouleversée ! À cent lieues de s’imaginer si proche d’une victoire trop longtemps désirée, elle avait peine à croire qu’elle n’avait pas rêvé. Pourtant, c’était bien François qui la tenait dans ses bras, c’étaient sa voix, sa bouche qui avaient dit « je t’aime », et Sylvie en écoutait encore la musique avec un délicieux frisson. Elle n’essayait pas de comprendre pourquoi cet amour semblait être éclos brusquement, dans la prison de Vincennes, au moment où elle venait d’épouser Jean. Elle ne voulait pas croire que son mariage, excitant une jalousie larvée, avait agi comme un révélateur sur un homme trop ardent qui ne savait résister à aucune de ses impulsions, à aucune de ses passions. Elle voulait seulement savourer le bonheur d’être aimée enfin par celui qu’elle adorait depuis tant d’années. Que la nuit d’été était donc douce et odorante, dans ce jardin où elle avait tant rêvé en regardant des fenêtres obscures ! Et, tout à l’heure, François reviendrait et l’enchantement recommencerait…
— Que vas-tu faire ? chuchota soudain en elle une voix secrète. Il va revenir, oui, et vous reprendrez le duo à l’instant précis où Gondi est venu l’interrompre. Il t’emportait déjà et tu t’abandonnais à ton bonheur sans penser qu’il allait mettre entre ton époux et toi l’irréparable. Quand il reviendra ce sera pour te prendre, faire de toi sa maîtresse… comme la Montbazon. Et n’espère pas l’en empêcher : il est le vent et la tempête, il n’aime pas attendre et tu t’abandonneras sans autre résistance – tu n’en auras pas la force ! – simplement parce qu’il aura dit je t’aime…