Des semaines s’écoulèrent sans ramener Beaufort ni Fontsomme et personne ne pouvait dire ce qu’ils devenaient. Le prince de Condé prenait les eaux à Bourbon pour hâter la guérison de sa blessure à la hanche. Paris était à peu près calme, de ce calme fragile apporté par l’expectative. Encouragé par son récent succès, le Parlement campait sur ses positions, sans renoncer à obtenir les « réformes » qu’il jugeait indispensables. Cependant, il était impossible de recommencer les barricades : il avait bien fallu laisser la petite Cour émigrer à Rueil. En effet, le sort, venant au secours de Mazarin, avait permis que le prince Philippe, duc d’Anjou, contracte à son tour la petite vérole. Merveilleux prétexte pour éloigner le Roi et sa mère ! Il eût relevé du régicide d’empêcher Louis de fuir la contagion. La contrepartie, douloureuse au petit malade et au cœur de sa mère, fut que l’enfant resta au Palais-Royal, pitoyable otage de la politique mais suffisant pour apaiser la méfiance des Cours souveraines… pour quelques jours au moins. La Reine supportant difficilement son anxiété, son premier écuyer, M. de Beringhen, revint discrètement à Paris, enleva dans un nid de couvertures le petit garçon qu’il fourra, tout fiévreux, encore, dans le coffre de son carrosse, et le ramena triomphalement à sa mère. Le Parlement grinça des dents, mais quelques jours plus tard s’ouvraient les conférences de Saint-Germain où l’on tenta une sorte d’accommodement. Ce n’était d’ailleurs pas le moment d’entamer une autre révolution : à quelques centaines de kilomètres de là, en Allemagne, les représentants de la France, de la Suède et de l’Empire discutaient les derniers articles des traités de Westphalie qui allaient mettre fin à la guerre de Trente Ans. Le 24 octobre ce fut chose faite, consacrant les pleins droits de la France sur l’Alsace, les Trois-Évêchés (Metz, Toul et Verdun) et, sur la rive droite du Rhin, Philippsburg et Brisach. Quelques centaines de princes allemands y trouvaient leur autonomie sous l’aile théorique de l’Empereur. Un seul absent, mais de taille : l’Espagne avec laquelle il semblait que l’on ne finirait jamais d’en découdre… La Cour rentra à Paris pour un autre Te Deum.
À Conflans, Sylvie entendit sonner les cloches de toutes les églises, annonçant la paix si longtemps attendue, et s’en réjouit car elle y voyait la promesse du retour de Jean. Ces deux mois, elle les avait vécus dans le calme, passant de longues heures avec sa petite Marie et regardant jaunir les feuilles de son jardin. La Reine, eu égard à la santé de l’enfant, ne lui avait pas permis de la rejoindre à Rueil et elle lui en était reconnaissante, mais elle savait que le joyeux carillon marquait aussi la fin des beaux jours et que le retour rue Quincampoix, qu’elle retardait de jour en jour, devenait inéluctable.
Sa réticence à regagner sa maison de ville n’avait pas échappé à Perceval de Raguenel, venu passer un mois avec elle.
— Je sais que vous aimez la campagne, mon cœur, mais ne l’aimez-vous pas un peu trop ? Cette belle vallée est fort humide à la mauvaise saison et l’hôtel de Fontsomme si agréable ?
— Je ne sais pas pourquoi mais, cette année, je n’ai guère envie de rentrer.
— Il le faut bien, pourtant, si vous ne voulez pas que la Reine vous rappelle à l’ordre ? Songez aussi au petit Roi qui vous aime si fort.
— Et que j’aime infiniment moi aussi…
— Eh bien alors ?
Comme Sylvie ne répondait rien, Perceval reposa sur la table du souper le verre qu’il venait de vider, s’adossa à son fauteuil, poussa un soupir et dit, tout doucement :
— Pourquoi ne viendriez-vous pas attendre le retour de votre époux chez moi ? Ce serait une joie pour ma maisonnée et vous vous y sentiriez peut-être… moins solitaire que rue Quincampoix. Donc moins exposée.
Le dernier mot fit tressaillir Sylvie :
— Moins exposée ? Comment l’entendez-vous ?
— Je pense au voisinage et, à vous dire le vrai, mon ange, je crains qu’il ne soit trop bruyant pour vous… Notez que la rue des Tournelles a perdu beaucoup de son calme depuis que la ravissante Ninon de Lenclos y a établi ses pénates, mais vos voisins n’y fréquentent pas.
Cette fois, Sylvie avait compris. Appuyant ses coudes sur la table, elle sourit en regardant son parrain dans les yeux.
— Qu’est-ce qui peut vous faire supposer que le voisinage m’y soit contraire ?
— Contraire n’est pas le mot que j’emploierais. Préférerons-nous troublant… ou attirant ? De toute façon, des bruits pourraient courir…
— Quels bruits ? fit Sylvie déjà sur la défensive.
À travers la table, Perceval tendit la main pour saisir celle de sa filleule :
— Allons ! Ne vous fâchez pas, mais comprenez que lorsque l’on se fait autant dire enlever sur les bords de Seine par un prince vêtu seulement d’une serviette, cela fait image… et donne à parler. Il se trouve qu’une mauvaise langue, appartenant hélas aux gens de qualité, a été témoin de la scène dont elle a fait des gorges chaudes…
La bouche soudain séchée, Sylvie déglutit avec quelque peine avant de demander :
— Qui ?
— Mme de la Bazinière. Si j’ai bien compris, sa voiture arrivait au moment où vous partiez vous-même.
— La Chémerault[44] ! Encore elle ! Mais que lui ai-je fait ? Maintenant qu’elle est mariée, elle devrait se tenir tranquille ?
— Elle est même veuve, et l’on prétend qu’elle se console avec ce banquier italien si riche, Particelli d’Emery. Il n’empêche qu’elle se remarierait volontiers au cas où vous viendriez à disparaître.
— Moi ?
— Oui, vous ! Sans doute êtes-vous la seule à ignorer qu’elle est éprise de votre époux depuis l’adolescence… Cependant, ne vous affolez pas : le mal n’est pas encore bien grand. Il n’empêche que je préférerais vous garder près de moi jusqu’au retour de Jean…
— Oui… oui, vous avez raison ! Merci de m’avoir prévenue ! À vos côtés, je ne risquerai rien… Mon Dieu ! Que le monde est donc méchant !
— C’est maintenant seulement que vous vous en apercevez, mon cœur ? On vous a pourtant donné, jusqu’à votre mariage, toutes raisons pour le savoir.
C’est ainsi que Sylvie, Jeannette et la petite Marie vinrent s’installer rue des Tournelles…
La Reine et les siens rentrèrent à Paris pour la Toussaint après que l’on eut conclu, avec le Parlement, une sorte de compromis que la fière Espagnole avait signé en pleurant, le jugeant offensant. Elle ne rêvait que de prendre une revanche éclatante, et son humeur s’en ressentait.
Lorsqu’elle retourna au Palais-Royal, Sylvie ne reçut pas d’Anne d’Autriche l’accueil enjoué et familier auquel elle était habituée. Sur un ton aigre, on lui demanda des nouvelles de M. de Beaufort comme si elle était en contact quotidien avec lui.
— Comment pourrais-je en donner à la Reine ? répondit la jeune femme du fond de sa révérence. Il y a plus de deux mois que je ne l’ai vu et j’ignore tout à fait où il se trouve. Ce qui m’est de peu d’intérêt…
— Vraiment ? J’aurais cru le contraire : on vous dit fort liés…
— Comme le sont des amis d’enfance, Madame. Il a sa vie, j’ai la mienne et si je n’approuve pas toujours celles de ses actions qui me viennent aux oreilles, je ne peux oublier que, par deux fois, il m’a sauvée.
— Je sais, je sais ! Vieilles histoires que tout cela ! On change d’ailleurs à mesure que passent les années. L’amitié peut trouver d’autres noms.
Sous le ton toujours aussi acerbe, Sylvie sentit pointer une sorte de jalousie bien féminine. Les ragots de l’ancienne Chémerault avaient dû venir jusqu’à la Reine. Alors, elle osa regarder au fond des yeux cette femme couronnée qui pouvait la briser d’un signe :