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— Je n’ai pas changé. Et Mgr de Beaufort non plus, Madame. Il est toujours fidèle, toujours prêt à mourir pour la Reine.

Sous le reproche latent, Anne d’Autriche rougit, puis se détourna pour appeler :

— Me donnez un éventail, ma chère Cateau. Il fait ici une chaleur de four…

La première femme de chambre s’empressa avec un sourire, devenu moqueur en se posant sur la petite duchesse qui détestait cordialement cette Catherine Beauvais : mariée à un ancien marchand de rubans enrichi, elle avait su se glisser dans les bonnes grâces de la Reine par la douceur de ses mains et son habileté à donner les soins les plus intimes tels que les clystères. Elle était laide, impudente et, comme elle portait sur l’œil un bandeau de taffetas noir, on l’appelait Cateau la Borgnesse. En dépit de sa disgrâce et de sa laideur, elle collectionnait les amants. Comme elle partageait avec Mme de Motteville les confidences de la Reine, inutile de préciser que les deux femmes ne s’aimaient pas.

Sylvie fit comme si elle ne l’avait pas vue. D’ailleurs, l’entrée soudaine de Mazarin vint sauver l’assemblée de la gêne qui s’installait et la jeune femme réédita sa révérence.

À son habitude, le cardinal fut tout sucre, tout miel et toute amabilité. Il avait vieilli. Il est vrai que les soucis ne devaient pas lui manquer. Les pamphlets les plus insultants neigeaient jour après jour sur Paris, le traitant de tyran, d’oppresseur et de « Sicilien de très sordide naissance », ce qui était faux. Il y avait alors, sur le Pont-Neuf, un poteau où chaque matin on clouait un nouveau libelle, toujours insultant pour Mazarin mais parfois aussi pour la Reine. Quant au Parlement, mal satisfait des quelques dispositions financières obtenues, il n’y allait pas par quatre chemins et réclamait le retour du ministre dans son Italie natale.

Celui-ci trouva néanmoins un beau sourire pour demander à Sylvie des nouvelles de son époux, et force fut à la jeune femme de reconnaître que depuis la lettre du prince de Condé dont elle rapporta la teneur, elle ignorait tout de son sort, ce qui ne laissait pas de l’inquiéter.

— C’est étrange, mais il ne faut pas craindre le pire : vous en seriez déjà prévenue. Cependant, si j’étais vous, j’irais faire visite à Monsieur le Prince.

— Est-il toujours à Chantilly ?

— Non. Il vient de rentrer à Paris où je l’ai appelé. Il serait tout naturel que vous alliez vous enquérir auprès de lui…

— Je n’y manquerai pas, monseigneur. Merci de ce précieux avis… dit-elle avec une vraie reconnaissance.

Saisie d’une hâte soudaine, elle ne s’attarda pas au Palais-Royal où, d’ailleurs, la Reine n’avait pas l’air de tenir à sa présence. En effet, quand La Porte vint demander, de la part du Roi, que Mme de Fontsomme vienne le rejoindre dans son cabinet de jeux, Anne d’Autriche s’interposa :

— Dites à mon fils qu’il n’a de temps ni pour les visites ni pour la guitare : il doit se préparer pour la présentation de ce soir…

On ne pouvait être plus claire : la Reine ne voulait pas que Sylvie voie son fils. Le cœur soudain serré, Mme de Fontsomme demanda la permission de prendre congé, la reçut d’un geste désinvolte qui enchanta celles qui ne l’aimaient pas et quitta le Grand Cabinet avec la nette impression d’être en disgrâce. Aussi la jeune femme se promit-elle de ne revenir à la Cour que si on l’en priait…

En attendant, elle donna à Grégoire l’ordre de la conduire à l’hôtel de Condé.

Situé près du Luxembourg où il occupait un vaste quadrilatère[45] l’ancien hôtel de Ventadour, qui devait une partie de ses bâtiments disparates à l’un des inévitables Gondi, n’était pas un modèle d’architecture mais il possédait, outre une fabuleuse décoration intérieure, d’admirables jardins comptant parmi les plus beaux de Paris. L’un affichant toute la rigueur solennelle d’un jardin de broderies, l’autre, en terrasses, formé surtout de boulingrins[46] entourés de massifs et de rangées d’arbres. C’est dans cette partie que Sylvie trouva le héros de Rocroi et de Lens occupé à fustiger de sa canne les feuilles mortes qui tombaient des arbres. Quand un valet vint lui annoncer la visiteuse, il cessa son jeu et accourut vers elle :

— Madame de Fontsomme ! Mon Dieu quelle joie… et quel remords !

— Remords, monseigneur ? Le vilain mot !

— Mais tellement bien choisi ! J’aurais dû me précipiter chez vous dès mon arrivée ici, mais une foule de soucis me sont tombés sur le dos et comme cette pluie maléfique ne cesse pas, j’avouerai que vous avez bien fait de venir à moi. Vous voulez des nouvelles de votre époux ?

— Depuis votre lettre, je n’en ai pas eu.

— Moi non plus… ou très peu, mais que je vous rassure ! Sa blessure est guérie et il n’est plus aux mains de l’ennemi. Ce n’est pas par la grâce de ce fou de Beaufort qui est arrivé comme la foudre, un beau jour, devant Furnes qu’il prétendait, à ce que l’on m’a dit, prendre à lui tout seul. Manque de chance, c’était déjà fait… mais nous devrions rentrer et nous faire porter quelque boisson chaude. Vous êtes toute transie et je vous tiens dans un affreux courant d’air…

Il lui prit la main pour l’entraîner vers l’hôtel à une telle allure qu’elle demanda grâce pour ses petits souliers. Il s’arrêta, se mit à rire et repartit plus calmement. C’était la première fois que Sylvie le voyait en son privé, et elle pensa qu’il était décidément laid, avec son visage taillé à coups de serpe et l’immense nez qui en occupait la majeure partie, mais que cette laideur puissante possédait davantage de charme que certaines belles figures plus mièvres. Et quelle vitalité ! Il n’avait qu’un an de plus qu’elle-même, mais il était aussi pétulant qu’un gamin de dix ans…

Dans un somptueux salon surdoré où s’étalaient d’admirables tableaux anciens, il l’assit dans un fauteuil, hurla pour se faire apporter du vin chaud, l’obligea à en boire et finalement s’installa en face d’elle, lui sourit et déclara, reprenant le sujet là où il l’avait laissé :

— Je ne m’attends pas à avoir des nouvelles de Fontsomme avant un moment et vous n’en aurez pas davantage : ce serait dangereux. Plus ou moins à sa demande, je l’ai chargé d’une mission qui touche à la politique et dont je ne peux rien vous dire. Sachez seulement qu’elle l’emmène assez loin et peut durer… quelques mois.

— Une mission importante et lointaine à un convalescent ?

— Sa blessure n’était pas grave et il était, croyez-moi, tout à fait remis quand nous nous sommes quittés à Chantilly…

— Il est venu si près et je ne l’ai pas vu ?

— Une douzaine de lieues sont encore trop en certains cas. Cessez de vous tourmenter, ma chère, et accordez-moi un peu de confiance : il vous reviendra bientôt…

Que faire après de si belles assurances, sinon remercier et prendre congé ? Sylvie s’en acquitta avec grâce, raccompagnée jusqu’à sa voiture par un homme qui semblait la trouver de plus en plus à son gré et ne prenait guère la peine de le cacher. Ce qui, à la fin, lui déplut : quand on confie à l’époux d’une dame une mission secrète et sans doute dangereuse, il est du dernier mauvais goût de faire la cour à ladite dame, mais ce n’était pas la première fois qu’elle constatait la fâcheuse tendance des princes à cultiver le mauvais goût. C’est ce qu’elle rapporta à Perceval et qui le fit bien rire :

— Ne prenez pas le prince pour le roi Salomon et notre cher duc pour le capitaine Urie ! Je pense au contraire que ce doigt de cour que l’on vous a fait est la meilleure preuve du repos où vous devez être au sujet de votre époux. Il n’est pas le genre d’homme à qui l’on pourrait jouer ce tour et même un Condé ne s’en aviserait pas.