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Rassurée sur ce point, Sylvie accorda alors une pensée amusée à François de Beaufort. C’était bien de lui, de vouloir prendre une ville à lui tout seul pour en extraire un prisonnier. Une vraie folie, mais puisqu’il voulait l’accomplir pour l’amour d’elle, cela lui donnait grand prix…

Cependant, si elle croyait en avoir fini avec le Palais-Royal, elle se trompait. Un matin de janvier, elle reçut un message de Mme de Motteville : la Reine s’inquiétait de son absence et craignait qu’elle fût malade. S’il n’en était rien, elle souhaitait la voir ce tantôt qui était celui de l’Épiphanie : le jeune Roi la réclamait pour qu’elle participe à son souper où l’on tirerait les Rois…

Il faisait froid ce jour-là et Sylvie n’avait guère envie de quitter la douillette maison de son parrain. Gardant sur le cœur le souvenir de sa dernière visite, elle eût peut-être répondu qu’elle était souffrante, mais Mme de Motteville disait que son « ami » Louis la réclamait et elle était incapable de refuser à cet enfant qu’elle aimait un plaisir dont elle prendrait sa part.

Tandis que son carrosse l’emportait vers la Cour, elle ne pouvait s’empêcher d’évoquer ce jour – il y aurait bientôt douze ans ! – où Mme de Vendôme conduisait une petite Sylvie de quinze ans à un poste de fille d’honneur d’une grande reine. Le temps d’hiver était presque semblable mais la ville que l’on traversait ne l’était plus guère. Même les fêtes de la Nativité et de la nouvelle année que l’on célébrait encore semblaient impuissantes à rendre à Paris sa physionomie d’autrefois, alors que régnait l’ordre impitoyable de Richelieu. À présent, on ne rencontrait plus de gens sereins mais beaucoup trop d’hommes et de femmes de mauvaise mine que l’apaisement relatif intervenu après les barricades d’août n’avait pas encore convaincus de regagner leurs bas-fonds. Des conciliabules se tenaient à voix basse en dépit du froid et les cabarets débordaient de braillards ivrognes qui accostaient les passants pour leur faire crier « À bas Mazarin ! ». On ne se faisait guère prier !

Grégoire, pour sa part, maintenait ses chevaux fermement, sachant qu’un simple effleurement pouvait déclencher un incident grave. La veille, la voiture de Mme d’Elbeuf dont l’attelage avait bousculé un clerc de notaire s’était vue prise d’assaut, renversée, et seule l’intervention d’un peloton de mousquetaires qui passait par là avait sauvé les occupants. Au Palais-Royal, gardé désormais comme une forteresse, l’atmosphère était plus lourde que d’habitude et surtout moins frivole. On s’entretenait, avec une vague angoisse, des dernières nouvelles d’Angleterre où le roi Charles Ier venait d’être traduit en jugement par ses sujets révoltés. Celle que l’on écoutait surtout, c’était la nièce de la Reine, Marie-Louise de Montpensier, fille de Monsieur et que l’on appelait Mademoiselle. Une sorte d’amazone de vingt et un ans, pas très belle, plutôt forte, dont les ambitions, à la mesure de son énorme dot, rêvaient d’empire. Le verbe haut et la langue bien pendue, elle n’épargnait personne de ses insolences, même pas la Reine.

Pour l’instant, elle racontait la visite qu’elle avait rendue au Louvre, dans la journée, à la reine Henriette d’Angleterre qui était aussi sa tante et dont elle décrivait l’état misérable :

— Le cher Mazarin la laisse manquer de tout. Il fait si froid chez elle que la petite Henriette, sa fille, ne quitte pas son lit pour garder un peu de chaleur ! On ne lui paie plus la pension qu’on lui servait depuis son arrivée. Sans doute le cardinal veut-il acheter quelques diamants supplémentaires ?…

— Paix, ma nièce ! intervint la Reine. Si vous ne venez ici que pour mal parler de notre ministre, vous n’y serez pas longtemps la bienvenue.

— Je serais bien la seule dans Paris à n’en point mal parler, Madame ! Et la triste situation où il laisse ces pauvres femmes…

— Que ne vous en occupez-vous, vous qui êtes si riche ?

— C’est ce que j’ai fait ! J’ai donné à mylord Jermyn qui veille sur elles de quoi acheter du bois, mais l’hiver est loin d’être fini…

L’entrée de Sylvie dans le Grand Cabinet apporta une diversion. En la voyant paraître, le petit Roi qui jouait aux soldats avec son frère et deux enfants d’honneur sous l’œil attendri de leur mère abandonna son jeu pour s’élancer vers elle, mais il s’arrêta à quelques pas tandis qu’elle plongeait dans sa révérence :

— Vous voilà enfin ! Pourquoi ne vous voit-on plus, duchesse ? Voulez-vous donc m’abandonner ?

— Qui oserait abandonner son roi serait un traître méritant la mort, Sire, dit-elle en souriant. Et mon roi sait que je l’aime…

Il la regarda sans rien dire, sans la relever non plus. Ce regard intense semblait vouloir aller jusqu’au fond de son cœur. Puis il lui tendit la main :

— Souvenez-vous toujours de ce que vous venez de dire, madame, car moi je ne l’oublierai jamais.

Sylvie alors s’avança vers Anne d’Autriche et vit que les deux dames assises auprès d’elle étaient Mme de Vendôme et Mme de Nemours. Toutes trois lui firent un accueil chaleureux, la Reine semblait avoir oublié sa mauvaise humeur passée. Laissant sa nièce continuer à pérorer, elle ordonna que l’on apporte les galettes pour tirer les Rois. Elle eut la fève, commanda de l’hypocras[47] et en but aux applaudissements de la Cour qui criait « La Reine boit ! ». Ensuite, les enfants furent reconduits dans leurs appartements et l’on prépara le souper de la Reine et de ses dames, tandis que la plus grande partie de l’assistance se retirait pour aller au festin que donnait ce soir-là le maréchal de Gramont. Mazarin lui-même devait s’y rendre. Pendant tous ces mouvements, Sylvie et Élisabeth de Nemours s’isolèrent.

— Savez-vous où est votre frère François ? demanda la première.

— C’est exactement la question que l’on nous a posée, à ma mère et à moi. La Reine semble très désireuse de le revoir mais, même si je savais où il est, je ne le lui dirais pas. Je crois que c’est Mazarin surtout qui aimerait mettre la main dessus. De toute façon, je n’en ai pas la moindre idée…

— C’est aussi bien ainsi…

Il était tard lorsque les invitées de la Reine se retirèrent. La plupart avaient sommeil et, dans la cour du Palais-Royal, le ballet des carrosses et des porteurs de torches fut mené rondement. Tout le monde avait hâte de rentrer chez soi, Sylvie comme les autres.

Naturellement, elle trouva Perceval dans sa librairie, mais il n’était pas assis dans un fauteuil avec un livre, il marchait de long en large, tellement préoccupé qu’il n’avait pas entendu l’arrivée de la voiture.

— Grâce à Dieu, vous voilà ! Je commençais à craindre de ne vous revoir que dans des semaines…

Sylvie ouvrit de grands yeux :

— Dans des semaines ? Mais pour quelle raison ?

— Avez-vous remarqué quelque chose de bizarre dans le comportement de la Reine ou de Mazarin ? Quelque chose d’inhabituel ?

— Mon Dieu non ! La Reine a été charmante et nous avons passé une excellente soirée. Sans Mazarin qui soupait à l’hôtel de Gramont. Mais pourquoi ces questions ?

— Théophraste Renaudot sort d’ici. Il est persuadé que la famille royale et le cardinal vont quitter Paris cette nuit avec leurs plus fidèles soutiens. D’où ma crainte qu’ils ne vous emmènent. Notre ami pense qu’ils vont se réfugier à Saint-Germain ou ailleurs pour que Condé puisse isoler Paris et le réduire par la faim. Il y a, paraît-il, aux environs de curieux mouvements de troupes…

— Cela n’a pas de sens ! Il faudrait pour cela qu’ils s’enfuient sans rien emporter et en plein hiver c’est difficile à croire. En outre, la Reine ne partirait pas sans sa chère Motteville, ajouta Sylvie un rien acerbe. Et Motteville a quitté le Palais-Royal en même temps que moi.