La Bastille dûment pillée, on se tourna vers les maisons « royalistes », celles tout au moins qui n’avaient pas le bon esprit de faire aumône de façon suffisante. Le duc de Beaufort, alors, prit la situation en main et y gagna un surcroît d’adoration. Il commença par envoyer à la fonte sa vaisselle d’argent et ses objets précieux, grâce auxquels il put acheter ce pain devenu si cher pour le distribuer aux pauvres. Il ouvrit grande sa maison pour y abriter les enfants, il acheta même une autre maison qu’il confia au curé de Saint-Nicolas-des-Champs, un saint homme un peu simplet mais de cœur généreux. L’hôtel de Vendôme, bien sûr, fut aussi mis à contribution et donna largement, tandis qu’à Saint-Lazare monsieur Vincent semblait se multiplier par cent pour aller au secours des malheureux.
Sylvie ne sortait pas de chez elle, mais chaque jour Perceval et Corentin couraient la ville pour en prendre le pouls. C’est par eux que Sylvie apprenait les exploits charitables de celui que l’on appelait à présent le Roi des Halles, tant il s’identifiait à ce ventre nourricier de la capitale. Toujours flanqué de ses plus chaudes admiratrices, dame Alison et dame Paquette, il était partout à la fois, cherchant, fouillant les maisons pour en tirer de quoi nourrir ses protégés.
— J’ai le regret de vous apprendre que votre hôtel a été pillé, ma chère Sylvie, dit un soir Perceval. Votre époux a été taxé de « mazarinisme » et je dois dire que le duc François n’a rien fait pour empêcher le saccage. Il s’est contenté de protéger vos serviteurs qui sont chez lui sains et saufs.
— Dieu soit loué ! Mais… vous l’avez vu ?
— Oui. Je lui ai même fait remarquer qu’il s’agissait là de votre maison. Il m’a répondu que puisque vous n’y étiez pas, pour l’excellente raison que vous étiez chez moi, et qu’en tout état de cause, la fortune des Fontsomme n’en souffrirait pas beaucoup, il pouvait se servir. Le tout dans un langage à faire rougir un lansquenet !
— Un langage ?
— Oui. Le pire argot des portefaix. Sans doute souhaitait-il plaire à la foule dépenaillée et misérable accrochée à ses basques, mais il aurait passé toute sa vie aux Halles qu’il ne s’exprimerait pas autrement. En l’écoutant, M. de Ganseville riait de bon cœur en voyant ma tête. Malgré tout, il m’a tiré à part pour me glisser, sur un autre ton, qu’il protégerait toujours ma maison fût-ce au prix de sa vie… et pour me charger de vous dire qu’il est toujours tout à vous !
— Et vous osez me le répéter ?
— Oui. Parce que j’ai l’impression que vous en serez heureuse. Je n’ai pas le droit de vous priver d’une petite joie, vous qui en avez si peu.
Cependant, l’armée des Parisiens – si l’on pouvait appeler ainsi un ensemble aussi disparate ! – essayait de faire honneur à ses armes ainsi qu’à ses chefs. Tandis que, en pleine salle du Conseil, Mme de Longueville accouchait d’un fils devant les échevins effarés et les dames de la Halle enthousiastes, tandis que le prévôt des marchands s’improvisait parrain et que le coadjuteur baptisait solennellement l’enfant de l’adultère public du nom étrange de Charles-Paris, on tentait des sorties visant à rapporter des choux, des raves et des animaux de boucherie, mais aucune ne fut couronnée de succès. Le coadjuteur, alors, insinua perfidement que les choses iraient peut-être mieux si l’universel Beaufort voulait bien s’en occuper au lieu de courir les bas-fonds. Il fut, bien sûr, entendu.
— Excellente idée ! déclara le duc. Je vais mettre sur pied une expédition sérieuse pour ramener des vivres avant que l’on en vienne à manger les chevaux, puis les chiens, les chats et… le reste !
Le lendemain, Sylvie reçut une lettre de son époux[48]. Une lettre qui la bouleversa.
« Arrivant, ce jourd’hui à Saint-Maur, j’apprends de Monsieur le Prince, ma chère Sylvie, l’inquiétude où vous êtes de moi, qui m’est bien douce mais tout à fait sans objet car je n’ai pas couru de grands périls. Celle où je suis de vous m’est en revanche infiniment cruelle puisque vous et notre enfant, vous trouvez dans une ville assiégée où tant de dangers vous guettent sans qu’il me soit possible de les partager avec vous. Cependant, je veux espérer que M. de Beaufort qui commande dans Paris aura à cœur de veiller à votre sauvegarde sans vous compromettre plus qu’il ne l’a fait jusqu’à présent. Ce qui est déjà trop pour un époux aimant comme je le suis.
« Je vous sais femme d’honneur et de courage. Je sais aussi que vous l’avez toujours aimé. N’ajoutez pas, je vous en supplie, au tourment qui me ronge… »
Incrédule, Sylvie dut s’asseoir pour relire cette lettre qui l’épouvantait, mais ses yeux brouillés de larmes ne purent en déchiffrer de nouveau les caractères. D’une main tremblante, elle la tendit à Perceval qui l’observait avec une inquiétude croissante.
— Mon Dieu ! Il croit que je lui suis infidèle ! Mais qui a pu lui mettre cette idée en tête ? Monsieur le Prince n’a tout de même pas pu m’accuser ? Quand je l’ai vu, il ne m’a parlé de rien…
— Mais il s’est montré un peu trop galant, comme s’il pensait que cela puisse réussir… Calmez-vous, mon petit ! Je croirais plus volontiers à une main féminine. L’ex-Mlle de Chémerault ferait n’importe quoi pour vous perdre dans l’esprit de votre époux. Elle a pu… en écrire à quelqu’un de ses amis aux armées… et Monsieur le Prince n’a peut-être pas assez démenti. C’est un homme sans scrupules et qui ne supporte pas qu’on lui résiste…
— Mais que vais-je faire ? Que vais-je devenir ?
— Vous allez rester tranquille et je vais, moi, écrire à votre époux pour lui dire la vérité sur toute cette agitation. Moi, il me croira !
— Il sait votre tendresse… et c’est à moi de comparaître devant mon juge puisque, apparemment, c’est ce qu’il est devenu…
Elle s’était levée et se pendait à un cordon de sonnette. Pierrot apparut.
— J’ai besoin de voir le capitaine Courage ! Va me le chercher ! Il faut que je lui parle…
— Sylvie, vous allez faire une sottise, je le sens ! Ne décidez rien sous le coup de l’émotion. Qu’avez-vous dans l’esprit ?
— Je vais voir mon époux là où il se trouve !
— À Saint-Maur ? Il est impossible de sortir de Paris !
— Le capitaine Courage m’y a fait entrer, une nuit, sans passer par les portes. Il saura bien m’indiquer le chemin…
— Et vous vous imaginez que je vais vous laisser faire ?
— Ne m’en empêchez pas ! Je pourrais ne jamais vous le pardonner !
— Mais vous ne pouvez pas vous jeter comme cela au milieu d’une armée ? Vous ne savez pas ce que sont les hommes quand la fièvre de la guerre les tient.
— Je m’en doute et d’ailleurs je ne compte aller qu’à Conflans, chez moi. De là, j’écrirai à Jean pour lui dire que je l’attends !
— Bien. Dans ce cas, je vais avec vous !
— Non. Vous restez ici et vous veillez sur Marie !… Mais je veux bien que vous me prêtiez Corentin. Il a toujours su me protéger. Une fois hors les murs, il pourra nous trouver des chevaux… Allons, mon parrain, ajouta-t-elle, vous devez vous faire à l’idée que je ne suis plus une petite fille mais une femme… que vous ne ferez pas changer d’avis…
— Il faut bien que je vous croie… mais il y a des mois que nous n’avons vu le capitaine. Peut-être n’est-il même plus à Paris ?
— Oh si ! Vous n’avez pas remarqué que Pierrot est parti comme une flèche quand il a reçu mon ordre ? Il sait sûrement où il est.