Robert Silverberg
Le Roi des Rêves
« Et lord Stiamot pleura en les entendant chanter la ballade de sa grande victoire à Weygan Head, car le Stiamot dont ils chantaient les louanges n’était pas celui qu’il connaissait. Il n’était plus lui-même. Il avait laissé place à la légende. Il avait été un homme, mais désormais il était un mythe. »
LE LIVRE DE L’ATTENTE
1
— Ce doit être ce que nous cherchions, déclara le Skandar, Sudvik Gorn, debout au bord de la falaise, indiquant le bas du coteau escarpé par des mouvements saccadés du bras gauche inférieur.
Ils avaient atteint la crête. La roche sous-jacente était fortement effritée à cet endroit, si bien que la piste qu’ils avaient suivie s’achevait sur une parcelle accidentée couverte de graviers verdâtres et acérés, au-delà de laquelle commençait une brusque descente vers une vallée à la végétation dense.
— Le Donjon de Vorthinar, juste en dessous de nous ! Que pourrait être cette construction, sinon le donjon du rebelle ? Il nous sera assez facile de l’embraser, à cette époque de l’année, reprit-il.
— Laissez-moi voir, dit le jeune Thastain. Ma vue est meilleure que la vôtre.
Il tendit impatiemment la main vers la longue-vue que Sudvik Gorn tenait dans son autre main intérieure. C’était une erreur. Sudvik Gorn adorait tourmenter le garçon, et Thastain venait de lui en donner une nouvelle occasion. Le gigantesque Skandar, qui le dépassait de plus de soixante centimètres, écarta la lunette d’un geste vif, la fit passer à un bras supérieur et l’agita au-dessus de la tête de Thastain avec une espièglerie appuyée. Il arbora un large sourire malveillant, découvrant des dents saillantes.
— Attrape-la, qu’attends-tu ?
Thastain sentit son visage s’échauffer de rage.
— Maudit ! Laisse-moi prendre ce truc, espèce de stupide bâtard à quatre bras !
— Qu’est-ce que tu as dit ? Que je suis un bâtard ? Bâtard ? Répète ça ?
La face hirsute du Skandar s’assombrit. Il brandissait désormais la lunette comme s’il s’agissait d’une arme, la balançant d’un air menaçant d’un côté à l’autre.
— Oui. Répète-moi ça, que je t’expédie directement à Ni-moya, reprit-il.
Thastain lui lança un regard furieux.
— Bâtard ! Bâtard ! Vas-y, frappe-moi, si tu peux !
C’était un garçon de seize ans, mince, à la peau claire, et assez rapide pour distancer un bilantoon à la course. C’était sa première mission d’importance au service des Cinq Lords de Zimroel, et pour on ne sait quelle raison, le Skandar l’avait choisi comme souffre-douleur. L’exaspérante raillerie continuelle de Sudvik Gorn le rendait fou de rage. Depuis trois jours, pour ainsi dire depuis le début de l’expédition partie du domaine des Cinq Lords, de nombreux kilomètres au sud-est de là, jusqu’au territoire tenu par le rebelle, Thastain s’était contenu, mais cette fois, il n’en pouvait plus.
— Mais il faudra d’abord m’attraper, et je peux te faire tourner longtemps, tu le sais. Eh, Sudvik Gorn ! Gros tas de fourrure mitée ! poursuivit-il.
Le Skandar grogna et s’avança en grondant. Mais au lieu de s’enfuir, Thastain sauta avec agilité de quelques mètres en arrière et, prestement, ramassa une grosse poignée de cailloux pointus. Il ramena le bras en arrière comme s’il s’apprêtait à les jeter au visage de Sudvik Gorn. Thastain serrait si fermement les pierres que leurs arêtes coupantes lui entaillaient la main. On pourrait aveugler un homme avec ça, pensa-t-il.
À l’évidence, Sudvik Gorn se faisait la même réflexion. Il s’arrêta dans son élan, l’air déconcerté et furieux, et ils restèrent plantés l’un en face de l’autre. C’était sans issue.
— Allez, reprit Thastain, en faisant signe au Skandar d’un air narquois. Un pas de plus, juste un.
Il se mit à faire des moulinets d’un geste sûr de l’avant-bras, prenant de l’élan pour le lancer.
Les yeux rouges du Skandar flamboyaient de colère. Un son sourd et vibrant monta de sa large poitrine, tel celui d’un volcan se préparant à entrer en éruption. Ses quatre bras puissants tremblaient d’une menace à peine contenue. Mais il n’avança pas.
Pendant ce temps, les autres membres de la patrouille de reconnaissance avaient remarqué ce qui se passait. Du coin de l’œil, Thastain les vit se rapprocher à droite et à gauche, formant vaguement un cercle le long de la corniche, observant, ricanant. Aucun d’entre eux n’aimait le Skandar, mais Thastain doutait que beaucoup l’apprécient pour autant. Il était trop jeune, trop inexpérimenté, trop mignon. Selon toute probabilité, ils estimaient qu’il avait besoin d’une petite correction – d’être malmené par la vie, comme eux l’avaient été avant lui.
— Alors, mon garçon ?
C’était la voix tranchante de Gambrund, l’homme de Piliplok aux joues rondes, au profil gauche traversé par une impressionnante cicatrice d’un pourpre soutenu. D’aucuns prétendaient qu’elle lui avait été faite par le comte Mandralisca, dont il avait volé la cible lors d’une chasse au gihorna, d’autres qu’elle était due au lord Gavinius dans un moment d’ébriété, comme si le lord Gavinius en connaissait d’autres.
— Ne reste pas planté là ! Lance-les ! Lance-les à sa face poilue ! continua-t-il.
— Oui, lance-les, cria un autre. Montre à ce grand singe une chose ou deux ! Arrache ses yeux immondes !
C’était vraiment idiot, songea Thastain. S’il lançait les graviers, il avait intérêt à aveugler Sudvik Gorn du premier coup, sinon le Skandar le tuerait certainement. Mais s’il faisait perdre la vue à Sudvik Gorn, le comte le punirait sévèrement – sans doute en le rendant aveugle lui aussi. Et s’il se contentait de jeter les pierres, il devrait prendre ses jambes à son cou, et courir très vite, car si Sudvik Gorn le rattrapait, il le martèlerait de ses énormes poings jusqu’à le réduire en bouillie ; mais s’il prenait la fuite, alors tout le monde le traiterait de lâche. Aucune de ces solutions n’était envisageable. Comment s’était-il fourré dans cette situation ? Et comment allait-il s’en sortir ?
Il espérait ardemment que quelqu’un vienne à sa rescousse. Ce qui se produisit un moment plus tard.
— Ça suffit vous deux, arrêtez ! ordonna une nouvelle voix à quelques pas derrière Thastain.
Il s’agissait de Criscantoi Vaz. Un homme maigre et noueux, aux épaules larges et à la barbe grise, originaire de Ni-moya : le plus âgé du groupe, la quarantaine passée d’un an ou deux. L’un des rares ici à s’être pris d’une sorte d’affection pour Thastain. C’est Criscantoi Vaz qui l’avait désigné pour faire partie de cette troupe, là-bas à Horvenar sur le Zimr, où cette expédition avait commencé. Il s’avança alors, se plaçant entre Thastain et le Skandar. Il avait l’air écœuré de qui doit patauger dans une mare d’immondices. Il eut un geste brusque vers Thastain.
— Lâche ces pierres, mon garçon.
Immédiatement, Thastain ouvrit le poing et les laissa tomber.
— Le comte Mandralisca vous ferait tous deux clouer à un arbre et fouetter s’il voyait ce qui se passe. Vous perdez un temps précieux. Avez-vous oublié que nous sommes ici pour accomplir un travail, crétins ?
— Je lui ai seulement demandé la longue-vue, fit Thastain d’un ton maussade. En quoi cela fait-il de moi un crétin ?
— Donne-la-lui, dit Criscantoi Vaz à Sudvik Gorn. Ces petits jeux sont des sottises, et des sottises dangereuses, en plus. Ne croyez-vous pas que le seigneur Vorthinar a maintes sentinelles qui parcourent ces collines ? Nous sommes exposés ici, à chaque instant.