Il descendait de plus en plus bas par un escalier tournant fait de planches d’un bois écarlate brillant qui flottait, tel le Vroon, sans qu’aucun support visible semble le maintenir en l’air. Il était évident pour lui qu’il devait avoir quitté les niveaux supérieurs et relativement familiers du Château, et descendait à présent dans les zones auxiliaires plus basses du Mont, où étaient logés les milliers de gens dont les services étaient essentiels à la vie du Château : les gardes, serviteurs, jardiniers, cuisiniers, archivistes, commis, cantonniers, maçons, gardes-chasse, etc. Que ce soit en rêve ou éveillé, il n’avait jamais passé beaucoup de temps là-bas. Mais ces niveaux faisaient aussi partie du Château. Le Château, si grand soit-il, grandissait encore d’année en année. À cet égard, il était comme une créature vivante. Le secteur royal de l’immense bâtiment était niché au sommet des rochers escarpés du Mont, mais il y avait des couches superposées de voûtes souterraines en dessous, taillées profondément dans le cœur de pierre de la montagne géante. Et il y avait également des zones extérieures, s’étendant vers le bas sur des kilomètres sur chaque face du Mont, depuis le sommet, comme de gigantesques bras traînants, poussant toujours plus loin sur les pentes.
— Monseigneur ? appela le Vroon, chantant doucement vers lui au-dessus de sa tête. Par ici ! Par ici !
Des Hjorts à la face bouffie étaient désormais alignés le long du chemin, s’inclinant avec empressement, et de grands Skandars à l’épaisse fourrure formaient le symbole de la constellation avec l’étourdissante multiplicité qu’offraient leurs quatre bras, des saluts sifflés lui étaient envoyés par les Ghayrogs reptiliens, les petits Lii au visage plat à trois yeux le reconnaissaient également, ainsi qu’une cohorte de Su-suheris pâles et hautains… des représentants de toutes les races étrangères qui partageaient la vaste Majipoor avec ses maîtres humains. Il y avait aussi des Métamorphes, semblait-il, des êtres furtifs aux longues jambes qui se glissaient dans ou hors de l’ombre de chaque côté. Mais, se demanda Prestimion, que faisaient ceux-là au Mont du Château, où les peuples aborigènes étaient interdits de séjour depuis l’époque lointaine de lord Stiamot ?
— Et maintenant, par ici, dit le Vroon, le conduisant à un édifice qui ressemblait à un château à l’intérieur du Château, une sorte d’hôtel avec des milliers de pièces disposées le long d’un unique couloir, qui disparaissait dans le lointain et se déroulait sans fin devant lui comme une route vers les étoiles ; mais le Vroon n’en était plus un.
Il s’agissait de la version du rêve que Prestimion redoutait le plus.
Il y avait eu une transformation. Son guide était à présent la brune lady Thismet, fille du Coronal lord Confalume et jumelle du prince Korsibar, Thismet qu’il avait aimée et perdue si longtemps auparavant. Aussi légère que le Vroon et tout aussi vive, elle dansait devant lui sur ses pieds nus à une dizaine de centimètres au-dessus du sol, restant toujours juste hors de portée, se retournant de temps à autre pour l’encourager d’un sourire lumineux, un brillant clin d’œil noir, un bref mouvement du bout des doigts. Sa beauté sans égale le transperçait comme une épée.
— Attends-moi ! cria-t-il, mais elle lui répondit qu’il devait avancer plus vite.
Cependant, aussi vite qu’il aille, elle filait toujours plus vite, silhouette mince et souple, ondulant dans sa robe blanche, ses luisants cheveux noir de jais s’étalant dans son dos alors qu’elle reculait devant lui dans le couloir sans fin.
— Thismet ! appela-t-il. Attends, Thismet ! Attends ! Attends ! Attends !
Il courait à présent avec une ardeur désespérée, atteignant les limites de sa résistance. Devant lui, les portes s’ouvraient, de chaque côté du corridor sans fin ; des têtes se penchaient, souriaient, clignaient de l’œil, lui faisaient signe. Elles étaient Thismet elles aussi, chacune d’elles, Thismet encore et encore, des centaines, des milliers de Thismet, mais chaque fois qu’il arrivait devant une pièce, la porte se refermait en claquant, ne lui laissant que le rire tintant de Thismet derrière. Et la Thismet qui le guidait continuait d’avancer sereinement, se retournant constamment pour l’attirer plus loin, mais sans jamais se laisser rattraper.
— Thismet ! Thismet ! Thismet !
Sa voix devint une clameur énorme, un rugissement d’angoisse, de rage et de frustration.
— Monseigneur ?
— Thismet ! Thismet !
— Monseigneur, êtes-vous malade ? Parlez-moi ! Ouvrez les yeux, monseigneur ! C’est moi, Diandolo ! Réveillez-vous, monseigneur. Je vous en prie, monseigneur…
— This… met…
Les lumières étaient allumées à présent. Prestimion, clignant des yeux, hébété, vit le jeune page Diandolo penché sur le lit, les yeux écarquillés, le regardant bouche bée, bouleversé. D’autres silhouettes étaient visibles derrière lui, quatre, cinq, six personnes : gardes du corps, serviteurs, et autres dont les visages lui étaient totalement inconnus. Il s’efforça de se réveiller complètement.
La silhouette robuste de Falco apparut alors, poussant Diandolo sur le côté, se penchant sur Prestimion. Il était le grand écuyer de Prestimion dans tous ses déplacements officiels, vingt-cinq ans environ, un beau grand gaillard de Minimool, dont la chevelure noire épaisse et luisante, la merveilleuse voix mélodieuse et chantante et le regard brillant d’une invincible bonne humeur faisaient l’envie.
— Ce n’était qu’un rêve, monseigneur.
Prestimion acquiesça. Sa poitrine et ses bras étaient couverts de sueur. Sa gorge était rauque et irritée à force d’avoir crié. Il avait une barre brûlante qui lui traversait le front.
— Oui, dit-il d’une voix enrouée. Ce… n’était… qu’un… rêve…
6
Trois des quatre enfants de Varaile l’attendaient dans la salle du matin lorsqu’elle y pénétra. Ils se levèrent à son entrée. Prendre le premier repas de la journée avec elle était une tradition familiale.
Le prince Taradath, l’aîné, accompagnant son père dans son voyage actuel, ce fut par conséquent le deuxième fils, le prince Akbalik, qui la conduisit cérémonieusement à son fauteuil. À douze ans, il était déjà grand et solide : il avait hérité de la chevelure blonde et de la robuste constitution de son père, mais il avait la taille de sa mère. D’ici deux ou trois ans, il serait plus grand que ses parents. Cependant, ses yeux doux et ses manières réfléchies faisaient mentir sa taille et sa corpulence : il était destiné à devenir un érudit, ou peut-être un poète, mais certainement pas un athlète ni un guerrier.
Le prince Simbilon, dix ans, qui avait toujours le visage rond d’un bambin, l’attitude d’une terrible solennité, suffisante même, offrit avec attention à Varaile le plateau de fruits qui constituait habituellement son premier plat. Lady Tuanelys, quant à elle, huit ans et un désintérêt manifeste pour les usages de la politesse, n’accorda à sa mère qu’un signe de tête des plus brefs et retourna à sa place, et à l’assiette recouverte de fromage nappé de miel qu’elle s’était déjà servie. Attendre de la courtoisie de la part de Tuanelys était une folie. C’était une enfant charmante, aux cheveux dorés formant un voile ravissant qu’elle portait sous une résille ornée de perles, ses traits délicats prédisaient la beauté qui serait sienne dans six ou sept ans ; mais pour le moment, son petit corps était maigre, aussi long et droit qu’une baguette. C’était une coureuse, une grimpeuse, une bagarreuse, un véritable garçon manqué.