— As-tu bien dormi, mère ? demanda le prince Akbalik.
— Comme toujours. Et toi ? Mais ce fut Tuanelys qui répondit :
— J’ai rêvé d’un endroit où les arbres poussaient à l’envers, mère. Leurs feuilles étaient dans le sol et leurs racines se dressaient dans le ciel. Et les oiseaux…
— Mère parlait à Akbalik, enfant, intervint le prince Simbilon avec hauteur.
— Oui, mais Akbalik n’a jamais rien d’intéressant à raconter. Toi non plus, Simbilon.
Lady Tuanelys lui tira la langue. Simbilon rougit, mais ne répondit pas. Fiorinda, qui observait cette scène familiale sur le côté, commença à glousser.
— J’ai très bien dormi, mère, répondit alors Akbalik, comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.
Puis il se mit à lui donner son emploi du temps de la journée, les cours d’histoire et de poésie épique le matin, et la leçon de tir à l’arc l’après-midi, comme s’il s’agissait d’événements de la plus haute importance pour le monde. Lorsqu’il eut terminé, le prince Simbilon expliqua en détail ses propres occupations pour la journée à venir, ponctué à deux reprises par lady Tuanelys demandant qu’on lui passe les plats. Tuanelys n’avait rien d’autre à dire. C’était souvent ainsi. Pour le moment, sa vie semblait presque entièrement consacrée à la natation ; chaque jour elle passait des heures, autant qu’elle pouvait en prendre sur ses études, à nager éperdument d’un bout à l’autre de la piscine dans le gymnase de l’aile est, comme un petit cambeliot affolé. Il y avait quelque chose de fanatique dans l’intensité avec laquelle elle accomplissait ses longueurs. Son moniteur disait qu’il fallait l’arrêter au bout d’un certain temps, sinon elle nageait jusqu’à épuisement, car elle ne s’arrêtait jamais d’elle-même.
Ce matin-là, l’égocentrisme de ses enfants paraissait moins amusant que d’habitude à Varaile. Le rapport inquiétant en provenance du Labyrinthe jetait une ombre sinistre sur tout. Comment réagiraient-ils, se demandait-elle, s’ils savaient que leur père pourrait se retrouver soudain beaucoup plus près de devenir Pontife qu’il ne l’avait jamais été, et qu’ils allaient tous être arrachés à la belle vie du Château et forcés d’aller vivre, d’ici peu, dans le sinistre Labyrinthe souterrain, le siège du Pontife, loin au sud ? Varaile s’obligea à balayer de telles pensées. Que Prestimion devienne un jour Pontife était inévitable depuis l’instant où il avait été oint Coronal et où la couronne de la constellation avait été placée sur sa tête. Confalume était très âgé. Il pouvait mourir aujourd’hui, le mois prochain, l’année prochaine ; mais tôt ou tard, et vraisemblablement plus tôt que tard, son heure sonnerait. Indubitablement, Akbalik et Simbilon devaient très bien comprendre ce que cela signifierait pour eux tous. Quant à Tuanelys, si elle ne le savait pas encore, elle devrait l’apprendre. Et l’accepter. Avec un haut rang venait l’obligation de se conduire de façon royale, même lorsqu’on n’était qu’une enfant.
Quand elle eut terminé son repas, Varaile se sentit de nouveau tout à fait maîtresse d’elle-même. Il était à présent l’heure de la conférence matinale avec les ministres de Prestimion : pendant son absence du Château, c’était elle qui faisait office de régente remplaçant le Coronal.
Teotas l’attendait devant la salle du petit déjeuner.
Ce jour-là, son visage était encore plus sérieux qu’à l’accoutumée, et ses plis et rides semblaient s’être accentués pendant la nuit. Autrefois, il ressemblait tant à son frère aîné, Prestimion, que quelqu’un ne les connaissant pas bien aurait presque pu les prendre pour des jumeaux, bien qu’en vérité ils aient une différence d’âge de dix ans. Mais Teotas avait un caractère brusque, emporté et maussade qui faisait défaut chez Prestimion, et là, dans la cinquantaine, des ravines s’étaient creusées dans son visage qui le faisaient paraître beaucoup plus vieux qu’il n’était, alors que la peau de Prestimion était toujours lisse. On ne pouvait plus confondre Teotas et le Coronal, mais il était difficile de croire que Teotas était le plus jeune.
— Fiorinda vous a transmis le message du Labyrinthe ?
— En fin de compte, oui. Je pense qu’elle aurait préféré me le cacher.
— Nous aimerions tous nous le cacher, je crois, dit Teotas. Mais il n’y a pas de dérobade possible face à certaines situations, hein, Varaile ?
— Va-t-il mourir ?
— Nul ne le sait. Mais ce dernier incident, quel qu’il soit, le rapproche indéniablement de la fin. Je crois cependant qu’il nous reste encore un peu de temps ici.
— Dites-vous cela parce que vous savez que c’est ce que je veux entendre, Teotas ? Ou avez-vous effectivement des informations concrètes ? Le Pontife a-t-il réellement eu une attaque, ou pas ?
— S’il en a eu une, elle était très légère. Il a eu quelques problèmes au niveau d’une jambe et d’un bras… il a perdu conscience pendant un instant…
— Fiorinda m’a parlé de la jambe et du bras. Pas de la perte de conscience. Continuez, quoi d’autre ?
— C’est tout. Ses mages s’occupent de lui à présent.
— Et aussi un praticien ou deux, j’espère ?
— Vous connaissez Confalume, répondit Teotas en haussant les épaules. Peut-être a-t-il un médecin auprès de lui, ou peut-être pas. Mais l’encens doit brûler à toute heure du jour et de la nuit, cela j’en suis sûr, et les sortilèges doivent être jetés les uns après les autres. Pourvu qu’ils soient efficaces.
— Je le souhaite, maugréa Varaile d’un ton railleur.
Ils marchaient rapidement dans les couloirs sinueux qui conduisaient à la salle du trône de Stiamot, où la réunion aurait lieu. Leur chemin les fit passer devant le vestiaire royal et la superbe salle des jugements que Prestimion avait fait construire à partir d’un dédale de petites pièces adjacentes à la grandiose salle du trône de lord Confalume.
Chaque Coronal apposait sa marque sur le Château partie nouvelles constructions. La salle des jugements, cette magnifique pièce voûtée aux immenses fenêtres en arches de verre dépoli et aux gigantesques lustres scintillants, était la principale contribution de Prestimion à la partie la plus profonde du Château, même s’il avait également fait édifier les magnifiques Archives de Prestimion, un musée qui rassemblait un trésor de merveilles historiques, le long du bord extérieur du secteur central connu sous le nom de Château Intérieur. Et il avait encore d’autres projets de construction ambitieux, savait Varaile, si seulement le Divin voulait lui accorder un plus long séjour sur le trône du Coronal.
Néanmoins, malgré toute la splendeur ahurissante de la glorieuse salle des jugements, et de la salle du trône de lord Confalume, à côté, depuis le début de son règne, Prestimion avait préféré rejeter ces décors imposants et exercer autant de fonctions officielles qu’il le pouvait dans l’ancienne salle du trône de Stiamot, une petite pièce simple, austère même, au sol pavé qui était censée être restée quasiment inchangée depuis les premiers temps du Château.
En y pénétrant, Varaile vit que la quasi-totalité des grands pairs du royaume s’y tenait : le Haut Conseiller Septach Melayn, le Grand Amiral Gialaurys, le mage Maundigand-Klimd, Navigorn de Hoikmar, le duc Dembitave de Tidias et trois ou quatre autres, ainsi que le légat du Pontificat, Phraatakes Rem et la Hiérarque Bernimorn, représentant la Dame de l’île au Château. Ils se levèrent à son arrivée et, du bout des doigts, Varaile leur fit signe de se rasseoir.