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Le grondement grave et râpeux qu’était la voix du Grand Amiral Gialaurys, solennel et de forte carrure, trancha sur le ton mesuré du légat du Pontificat.

— Et si le Pontife était réellement mal en point ? Je signale que nous avons parmi nous un mage qui voit clairement les événements à venir. Ne devrions-nous pas le consulter ?

— Pourquoi pas ? s’écria Septach Melayn avec chaleur. Pourquoi devrions-nous rester dans l’ignorance ?

Sa répugnance envers la sorcellerie sous toutes ses formes était aussi connue que la foi naïve du Grand Amiral dans la puissance de la magie. Mais ces deux-là, qui avaient été les principaux soutiens de Prestimion dans la guerre contre l’usurpateur Korsibar, étaient depuis longtemps parvenus à une acceptation amicale des abîmes qui séparaient leurs personnalités et leurs croyances.

— Bien sûr, demandons au grand mage ! Qu’en pensez-vous, Maundigand-Klimd ? Le vieux Confalume va-t-il nous quitter ou pas ?

— Oui, reprit Varaile. Prédisez-nous l’avenir du Pontife, Maundigand-Klimd. Son avenir et le nôtre.

Tous les yeux se tournèrent vers le Su-suheris, qui comme à l’accoutumée, se tenait à l’écart des autres, silencieux, perdu dans des ruminations étrangères, au-delà des perceptions des êtres ordinaires.

Il avait une silhouette menaçante, dépassant les deux mètres vingt, resplendissant dans sa robe d’un pourpre vif et au col incrusté de joyaux qui attestait de son rang de mage prééminent à la cour. Ses deux têtes pâles et glabres se dressaient majestueusement au sommet de la longue colonne de son cou qui se divisait en forme de fourche, comme deux globes de marbre allongés, et ses quatre petits yeux émeraude étaient comme toujours enveloppés d’un mystère insondable.

De toutes les races non humaines qui étaient venues s’installer sur Majipoor, les Su-suheris étaient de loin les plus énigmatiques. La plupart des gens, troublés par leurs manières glaciales et leur inquiétante apparence détachée des contingences de ce monde, les considéraient comme des monstres et les craignaient. Même les Su-suheris qui, comme Maundigand-Klimd, se mêlaient facilement aux gens d’autres espèces n’avaient jamais de véritable intimité d’aucune sorte avec eux. Cependant, leurs indéniables talents de mage et de devin leur donnaient accès aux plus hauts cercles.

Maundigand-Klimd avait un jour expliqué à Prestimion la technique par laquelle il voyait l’avenir. En établissant une sorte de lien entre ses deux esprits, il parvenait à créer un vortex de forces neurales qui le projetait brièvement sur la rivière du temps, un voyage dont il revenait avec des aperçus, aussi brumeux et ambigus qu’ils puissent être, de ce qui allait se passer. Il entra alors dans cette transe divinatoire.

Varaile le fixait intensément. Elle n’avait pas une grande foi dans la valeur de la sorcellerie, pas plus que Prestimion et Septach Melayn, mais elle faisait confiance à Maundigand-Klimd et considérait ses divinations comme beaucoup plus fiables que la plupart de celles de ses confrères. S’il annonçait que le Pontife était à l’article de la mort… Mais le Su-suheris dit simplement, au bout d’un certain temps :

— Il n’y a pas de raison immédiate de s’inquiéter, madame.

— Confalume va vivre ?

— Il n’est pas en danger de mort dans l’immédiat. Varaile laissa échapper un profond soupir et se laissa aller en arrière sur le trône.

— Très bien, dit-elle au bout d’un moment. Nous avons droit à un sursis, semble-t-il. L’accepterons-nous sans autre question et passerons-nous à autre chose ? Oui. Faisons cela.

Elle se tourna vers Belditan le Jeune de Gimkandale, le chancelier du Conseil, qui tenait l’ordre du jour des réunions du Conseil.

— Si vous pouviez avoir la bonté de nous rappeler les sujets réclamant notre attention aujourd’hui, comte Belditan…

Le légat pontifical et la Hiérarque Bernimorn, dont la présence à cette réunion n’était plus requise, se firent excuser et se retirèrent. Varaile se plongea alors dans les affaires courantes du royaume avec une fougue joyeuse.

Un sursis, voilà ce que c’était. Un répit devant l’inévitable. Ils n’auraient pas à quitter la magnificence baignée de soleil du Château et du haut Mont pour descendre dans les sombres profondeurs du Labyrinthe. Pas tout de suite, du moins. Pas pour le moment. Pas maintenant. Pas encore.

Mais à la fin de la réunion, lorsqu’ils en eurent terminé avec la masse de sujets insignifiants qui étaient parvenus à être portés à l’attention des grands de ce monde, ce matin-là, Septach Melayn s’attarda dans la salle du trône après le départ des autres. Il prit doucement la main de Varaile et prit un ton compatissant.

— C’est un avertissement, j’en ai bien peur. Sans le moindre doute, la fin est proche pour Confalume. Vous devez vous préparer à de grands changements, madame. Comme nous tous.

— Je le ferai, Septach Melayn. Je sais que je le dois.

Elle leva les yeux vers lui. Bien qu’elle fût grande, il se dressait haut au-dessus d’elle, sa grande silhouette dégingandée ressemblant à une araignée, les bras et les jambes extraordinairement fins et le corps élancé, avait, même maintenant que l’âge se faisait sentir, une grâce et une fluidité dans le mouvement admirables.

Au cours des dernières années, Septach Melayn était devenu encore plus anguleux. Il ne semblait pas y avoir une once de chair superflue sur son ossature fine ; mais il irradiait toujours une beauté d’un genre peu fréquent chez un homme. Tout en lui était élégance : son attitude, sa mise, la cascade de boucles artistement arrangées de ses cheveux, toujours dorés après toutes ces années, sa petite barbe en pointe et sa moustache soigneusement taillée. C’était un maître entre tous parmi les fines lames, il n’avait jamais été près d’être battu dans un duel, et n’avait été blessé qu’en une seule occasion, alors qu’il luttait contre quatre hommes en même temps, lors d’une horrible bataille de la guerre contre Korsibar. Depuis longtemps, Prestimion l’aimait comme un frère pour son esprit taquin et sa nature dévouée ; et Varaile en était venue à ressentir la même affection pour lui.

— Pensez-vous, lui demanda-t-elle, qu’au fond de lui, Prestimion soit prêt à devenir Pontife ?

— Ne le sauriez-vous pas mieux que moi, madame ?

— Je n’en parle jamais avec lui.

— Alors, laissez-moi vous dire, répondit Septach Melayn, qu’il est aussi prêt qu’on puisse l’être. Pendant toutes ces décennies, à vivre d’abord comme Coronal-désigné puis comme Coronal, il savait que le Pontife se coucherait un jour pour ne plus se réveiller. Il a pris cela en compte. Il s’est battu pour devenir Coronal, souvenez-vous. Cela ne lui est pas échu facilement. Pendant deux années entières, il a combattu Korsibar, l’a défait et a récupéré le trône dont il s’était emparé. Aurait-il lutté si farouchement pour la couronne de la constellation s’il ne s’était pas déjà fait à l’idée que le Labyrinthe l’attendait, une fois terminé son règne au Château ?

— J’espère que vous avez raison, Septach Melayn.

— Je sais que j’ai raison, gente dame. Et vous le savez aussi.

— Peut-être.

— Prestimion ne considère pas le fait de devenir Pontife comme une tragédie. C’est une partie de ses devoirs… Les devoirs qui sont devenus les siens dans l’heure où Confalume l’a désigné pour être le prochain Coronal. Et vous savez qu’il ne s’est jamais dérobé à ses obligations en aucune sorte.

— Oui, bien sûr. Mais pourtant… pourtant…

— Je sais, madame.

— Le Château… nous avons été si heureux ici…