Le fleuve, qui était pourtant facilement navigable sur la totalité de ses onze mille kilomètres de long, du Rift de Dulorn, loin à l’ouest, à la cité côtière de Piliplok sur la Mer Intérieure, était curieusement contraire ici. Partout ailleurs, le long de son cours, les bons mouillages abondaient et de grands centres urbains prospères s’y étaient développés, une quantité de ports intérieurs riches : Khyntor, Mazadone, Verf et nombre d’autres, dont Ni-moya était la plus imposante, une reine sublime parmi les cités du continent occidental.
Mais ici, à Gomevon, une chaîne de falaises de grès rouge à pic se dressait à la verticale sur le littoral de la rive sud du fleuve. Cette ligne de falaises abruptes en bordure d’eau était imposante, infranchissable même, et formait une barrière insurmontable entre le fleuve et les terres au sud. Il n’y avait rien non plus qui ressemble de loin à un mouillage sur cette partie du fleuve, pas même un endroit où de petits bateaux puissent accoster.
Ce qui rendait le rivage méridional du Zimr absolument inaccessible dans cette partie de la province, et toute relation commerciale avait été abandonnée. Sur l’autre rive, juste en face du site où s’élevaient maintenant les palais des Cinq Lords, se trouvait le port en large arc de cercle qui avait apporté une grande prospérité à la cité de Horvenar ; de ce côté, cependant, il n’y avait rien d’autre que les falaises rouges au sommet aplati, avec ce qui ressemblait fort à un désert au sud, une terre brûlée, stérile, que personne n’avait jamais jugée propre à la colonisation, puisqu’il n’y avait pas d’accès depuis le fleuve et que l’approche par les terres était extrêmement difficile au sud. C’est là que Mandralisca avait convaincu les Cinq Lords d’établir leur capitale.
C’était un terrain morne et peu accueillant. Gornevon était une province aride. Elle se situait tout entière dans l’ombre de la partie ouest de la longue et imposante chaîne des Gonghars, au milieu du continent, dont les à-pics des crêtes enneigées étaient autant d’obstacles aux pluies estivales qui venaient du sud-ouest, des territoires Changeformes. De l’autre côté de la province se dressait la muraille haute de quinze cents mètres de la Faille de Velathys, qui interceptait les pluies hivernales apportées par le vent d’ouest depuis la Grande Mer ; ainsi, Gornevon était une sorte de désert de poche, au milieu de la fertile et prospère Zimroel, l’un des endroits les plus secs de tout cet immense continent.
— Si seulement nous rentrions à Ni-moya, hein ? fit Halefice avec un petit rire.
La réponse de Mandralisca fut un petit sourire froid.
— Tu aimes tes aises, n’est-ce pas, mon ami ?
— Qui d’autre qu’un fou, ou les Cinq Lords, pourrait préférer cet endroit à Ni-moya, Votre Grâce ?
Mandralisca haussa les épaules.
— Qui d’autre qu’un fou, vraiment ? Cependant, nous allons là où nous devons aller. Notre destin nous a conduits ici : qu’il en soit ainsi.
Les cinq frères n’auraient assurément pas osé utiliser Ni-moya comme base de leur insurrection, même si c’était le foyer ancestral de leur famille, à partir duquel leur rapace d’oncle, le Procurateur Dantirya Sambail, avait longtemps gouverné Zimroel comme s’il en était le roi. Prestimion, ayant fait prisonnier Dantirya Sambail sur le champ de bataille de Thegomar Edge à la fin de la guerre contre Korsibar, lui avait finalement pardonné son rôle perfide dans l’insurrection. Le Coronal victorieux lui avait laissé la possession de ses terres et de ses biens. Mais il l’avait dépouillé de son titre de Procurateur, et lui avait défendu d’exercer son autorité au-delà des limites de son immense domaine personnel. Cela faisait seize ans. Il n’y avait pas eu de Procurateur à Zimroel depuis lors.
La seconde révolte de Dantirya Sambail lui avait apporté une fin sanglante, de la main de Septach Melayn, dans les forêts marécageuses de Stoienzar. Ses propriétés étaient revenues à ses frères, les brutaux et grossiers Gaviad et Gaviundar. En définitive, après leur mort, les biens avaient été transmis aux cinq fils de Gaviundar, qui aspiraient à retrouver la domination qu’avait autrefois exercée leur grand et terrible oncle sur la totalité de Zimroel ; car le gouvernement central et ses deux monarques, le Pontife et le Coronal, étaient loin sur l’autre continent plus ancien d’Alhanroel, où se trouvaient ses deux capitales.
Dans la populeuse Zimroel, la plupart des gens ne ressentaient qu’une allégeance des plus abstraites au gouvernement. Ils reconnaissaient le Coronal du bout des lèvres, oui ; mais le pouvoir du Procurateur, l’un des leurs, avait toujours eu plus de réalité pour eux. Ils s’étaient habitués au règne de leur féroce Procurateur. Il avait été un homme singulièrement peu attachant, mais sous sa poigne énergique, Zimroel était parvenue à la fortune et à la stabilité. Par conséquent, il était très probable, c’est ce que se disaient les cinq fils de Gaviundar, que le peuple de Zimroel décide, même au bout d’une décennie et demie, d’accepter les héritiers légitimes du Procurateur, princes de pur sang Sambailid, comme maîtres.
Naturellement, il n’aurait pas été possible de commencer une telle campagne pour le pouvoir à Ni-moya même. Ni-moya était le centre administratif du continent occidental, un nid de bureaucrates pontificaux. Qu’un membre de la tribu Sambailid annonce une fois encore qu’il entendait exercer l’ancienne autorité de la famille sur autre chose que le domaine privé familial, et le message serait immédiatement transmis de Ni-moya au Labyrinthe, et de là au Château, et sous peu une armée royale sous le commandement du Coronal se mettrait en route pour Zimroel afin de faire rentrer les choses dans l’ordre.
Ici, dans l’arrière-pays, cependant, on pouvait faire ce que l’on voulait, y compris se proclamer souverain de vastes domaines, et il pouvait se passer des années avant que la nouvelle n’atteigne le Coronal, au sommet du Mont du Château, ou le propre suzerain du Coronal, le Pontife, dans sa tanière souterraine. Majipoor était si immense que les nouvelles voyageaient souvent lentement, même portées par des ailes rapides.
Ainsi, les cinq frères s’étaient installés dans cet avant-poste isolé et s’étaient donné des titres ronflants : ils avaient pris le nom de Lords de Zimroel, authentiques successeurs par droit du sang des anciens Procurateurs. Et ils avaient petit à petit fait passer le mot de village en village, dans les régions avoisinantes de Zimroel des deux côtés du fleuve, qu’ils y détenaient à présent le pouvoir suprême. Ils ne s’étaient pas intéressés aux cités du fleuve jusqu’alors, car le fleuve restait la principale route à travers le continent, et toute tentative d’interférence dans le commerce sur le Zimr entraînerait une prompte réponse du gouvernement central. Mais ils avaient exigé et obtenu l’allégeance des communautés agricoles au nord et au sud du fleuve sur plusieurs milliers de kilomètres, à l’est jusqu’à Immanala, à l’ouest presque jusqu’à Dulorn. Ce qui leur donnait un domaine à partir duquel ils pourraient en fin de compte se déployer.
C’est Mandralisca lui-même, longtemps chef en second de Dantirya Sambail et désormais principal conseiller de ses cinq neveux, qui leur avait suggéré leurs nouveaux titres.
— Vous ne pouvez vous appeler Procurateurs, dit-il. Cela reviendrait à une déclaration de guerre immédiate.
— Mais « lords »… ? avait hésité Gaviral, l’aîné et le plus malin du lot. Seul le Coronal peut s’appeler « lord » sur Majipoor, n’est-ce pas, Mandralisca ?
— Seul le Coronal peut l’intégrer à son nom : lord Prankipin, lord Confalume, lord Prestimion. Mais tout comte, prince ou duc est une sorte de lord sur son propre territoire et on peut fort convenablement dire, en s’adressant à lui : « milord ». Aussi ferons-nous une petite distinction ici. Vous serez les Cinq Lords de Zimroel : mais vous ne tenterez pas de parler de vous en tant que lord Gaviral, lord Gavinius, lord Gavdat, etc. Non : vous serez « le Lord Gaviral », « le Lord Gavinius », et cetera et cetera.