Il ne comprenait que trop bien que de nombreuses autres soirées comme celle-ci l’attendaient dans les années à venir. Jadis, quand il était beaucoup plus jeune, il avait cru que la vie d’un Coronal devait consister en une prestigieuse succession de tournois, banquets et festivités, interrompue çà et là par la prise de grandes décisions spectaculaires, affectant la vie de plusieurs millions de gens. Il était plus avisé à présent.
Le jour suivant, n’ayant pas de fonctions officielles prévues avant la tombée de la nuit, Dekkeret fit visiter la ville à Dinitak, eux deux, seuls avec une douzaine de gardes du corps. C’était une matinée claire et chaude, avec l’air doux et parfumé de l’éternel printemps du Mont du Château, et un soleil fort et brillant. Les rochers à pic du Mont, aux aspérités s’élançant vers le ciel, s’élevaient au-delà du mur de la cité de tous côtés de Normork, brillant comme du bronze rougeoyant sous cette lumière éclatante.
Les visiteurs de Normork commentaient souvent le contraste entre l’écrin d’une merveilleuse beauté de la ville et l’aspect sombre et hermétique de la cité elle-même, cette multitude de bâtiments gris entassés en vrac, blottis dans l’ombre du colossal mur noir. Dekkeret, élevé là, trouvait naturel le sombre caractère dominant de Normork, sans rien y trouver d’anormal, en fait sans même le remarquer ; mais là, pour la première fois, il commença à voir sa ville avec les yeux des critiques. Peut-être toutes ces années où il avait habité les plus hauts niveaux du Mont du Château commençaient-elles à modifier son attitude vis-à-vis de cet endroit, songea-t-il.
Le mur de la cité était presque impossible à escalader de l’extérieur. Toutefois, dans toute la ville, des escaliers de pierre adossés contre sa face intérieure menaient au sommet. Ils donnaient facilement accès à la large voie, assez vaste pour permettre à dix personnes de marcher de front, qui suivait le bord du mur. Dekkeret et Dinitak, accompagnés de leur inévitable petite troupe de protection, y montèrent par l’escalier en face de leur hôtel.
En silence, ils prirent la direction de l’ouest sur le périmètre de la ville. Au bout d’un moment, Dekkeret fit signe à son compagnon de le suivre vers le bord extérieur du mur. Se penchant fort au-dessus, il dit :
— Vois-tu la route, là, en dessous de nous ? Cette chose qui ressemble à un ruban blanc s’étendant loin à l’est ? C’est celle qui monte de Dundilmir, Stilpool et les autres cités de ce niveau du Mont. Cette route est le principal accès à Normork, à partir de ces villes et de toutes celles qui se situent en contrebas. Mais tu remarqueras qu’elle n’entre pas dans Normork, en nul endroit. Elle ne le peut pas, parce qu’elle arrive du mauvais côté de la ville. Tu as déjà vu que l’unique entrée de la ville se trouve de l’autre côté, du côté de Normork qui fait face au sommet de la pente. Dinitak regarda et acquiesça.
— Oui, elle vient jusqu’au mur en dessous de l’endroit où nous nous trouvons, mais il n’y a aucun moyen d’entrer par ici. Donc elle tourne à gauche et continue le long du mur, qu’elle suit jusqu’à l’autre côté j’imagine, jusqu’à… Jusqu’à quoi ? Jusqu’à ce qu’elle atteigne cette ridicule petite porte ?
— Exactement. De l’autre côté, elle rejoint la route par laquelle nous sommes descendus du Château, et elles forment une route unique qui rentre dans Normork par l’Œil de Stiamot.
— Et cela oblige les voyageurs venant du bas de la pente à faire tout le tour de la ville pour entrer par le côté en amont ? Quel aménagement brouillon !
— C’est ainsi. Mais des changements se préparent.
— Ah ?
— Je t’ai dit que j’avais des projets pour cette ville, déclara solennellement Dekkeret. Nous nous trouvons exactement au-dessus de l’endroit où j’ai l’intention de percer un jour une seconde entrée dans le mur.
Il balaya d’un ample geste le titanesque rempart de pierre noire pour y représenter une vaste voie.
— Écoute ça, Dinitak ! La porte que j’ai l’intention de bâtir sera quelque chose de véritablement majestueux, rien à voir avec le pitoyable petit trou par lequel nous sommes entrés hier. Je vais lui donner quinze mètres de haut et douze de large, ou peut-être même plus, afin que même un Skandar se sente petit lorsqu’il la franchira. Je la ferai faire dans un bois noir d’une espèce que je connais à Zimroel, un bois rare et coûteux qui, une fois poli, aura un tel brillant qu’il chatoiera comme un miroir dans la lumière matinale, et je la ceindrai de grosses barres d’acier, les gonds aussi seront en acier ; et selon mon décret le plus sacré, elle restera grande ouverte en tout temps, sauf si la cité est en danger, si cela advient jamais. Alors, qu’en dis-tu ?
Dinitak resta silencieux un moment, sourcils froncés.
— Je me pose des questions, dit-il finalement.
— Continue.
— Je vous accorde que tout ceci sonne bien. Mais croyez-vous qu’ils veuillent sincèrement une telle porte ici, Dekkeret ? Je ne suis là que depuis moins d’une journée et demie, mais j’ai déjà la nette impression que la principale préoccupation des gens de Normork est la sécurité. Ils la désirent au-delà de toute raison. Ils sont les plus prudents du monde. Et cet énorme mur noir inexpugnable qu’ils vénèrent autant est le symbole de cette obsession. C’est sans aucun doute la raison pour laquelle la seule ouverture du mur est si petite, et pourquoi ils prennent soin de la fermer et de la verrouiller chaque soir au coucher du soleil. Pensez-vous que le confort des voyageurs venant des cités du bas de la pente les intéresse, à côté de la sécurité de leurs propres petites personnes ? Si vous venez faire un trou béant dans leur mur, croyez-vous que cet acte vous vaudra leur amour ?
— Je serai alors Coronal. Le premier Coronal à être né à Normork.
— Il n’empêche…
— Non. Ils accepteront ma porte, j’en suis certain. Ils adoreront ma porte. Peut-être pas tout de suite, non, je t’accorde qu’ils auront besoin de temps pour s’y habituer. Mais il s’agira d’une porte absolument splendide, le nouveau symbole de la cité, quelque chose que les gens viendront voir de tout le Mont du Château. Et les citoyens la montreront et diront : voici la porte que lord Dekkeret a fait construire pour nous, la plus magnifique porte que l’on puisse trouver au monde.
— Et le fait qu’elle reste ouverte tout le temps… ?
— Même ainsi. Un signe de confiance municipale. Quels ennemis ont-ils à craindre, de toute façon ? Le monde est en paix. Aucune armée d’envahisseurs ne va marcher sur le Mont du Château. Non, Dinitak… peut-être marmonneront-ils et grogneront-ils au début, mais très vite, ils reconnaîtront que la nouvelle porte est la construction la plus merveilleuse qui ait été édifiée ici depuis le mur lui-même.
— Vous avez absolument raison, commenta Dinitak, avec juste le plus léger soupçon d’ironie.
Dekkeret l’entendit. Mais il ne se laissa pas arrêter.
— Je sais que j’ai raison. Cette porte sera mon monument. La Porte Dekkeret, c’est ainsi que les gens l’appelleront dans les siècles à venir. Tous ceux qui arriveront depuis le bas du Mont passeront par cette porte et la contempleront bouche bée, et ils se diront les uns aux autres que cette magnifique porte, la plus célèbre au monde, fut construite il y a longtemps par un Coronal lord du nom de Dekkeret, qui était originaire de cette cité de Normork.
Il ne put retenir un sourire devant l’extravagante prétention de ses propres paroles. Son monument ? Un Coronal de Majipoor devait-il vraiment se soucier de savoir si on l’oublierait un jour ? Tout ce qu’il venait de dire se mit à lui paraître un rien idiot, alors que les derniers mots résonnaient encore. Dinitak avait souvent cet effet sur lui. Le réalisme chèrement acquis du petit homme coriace était fréquemment un antidote utile aux folles envolées romantiques de Dekkeret.