Mais pas cette fois, se jura-t-il. En dépit des doutes de Dinitak, la Porte Dekkeret serait construite. Elle ne serait probablement pas son premier grand projet une fois qu’il serait Coronal, mais tôt ou tard, il le réaliserait. C’était son rêve depuis de nombreuses années. Rien de ce que Dinitak pourrait dire ne l’en détournerait.
Ils reprirent leur marche le long du sommet du mur.
— C’est le palais du comte, non ? demanda Dinitak en indiquant un bâtiment derrière le parapet intérieur. Il est très différent sous cet angle. Mais toujours aussi hideux.
— Peut-être. Peut-être.
Dekkeret sentit son humeur s’assombrir brusquement. Une pulsation se mit à vibrer dans ses tempes. Il avança vers le garde-fou pour mieux voir, et se retrouva face à deux des gardes en uniformes sombres du comte Considat. Il gesticula si violemment qu’ils durent penser qu’il allait les balancer sur le côté. Ils reculèrent précipitamment.
Dekkeret regarda fixement l’esplanade devant le palais. Son visage blêmit. Ses lèvres se crispèrent. Il appuya le bout de ses doigts de chaque côté de sa tête et massa lentement un endroit juste au-dessus de ses pommettes.
— Que se passe-t-il ? demanda Dinitak, au bout d’un moment, comme il ne disait rien.
— Nous aurions une vue parfaite de la tentative d’assassinat, d’ici, déclara Dekkeret et il se mit à brosser la scène pour Dinitak en brusques gestes de la main. Lord Prestimion vient d’arriver sur l’esplanade. Voilà son flotteur, arrêté juste là. Il en descend. Gialaurys marche à sa gauche, Akbalik à sa droite. Tu n’as pas connu Akbalik, n’est-ce pas ? Il est mort à peu près au moment où tu nous as rejoints à Stoien pour l’assaut final contre Dantirya Sambail. Akbalik était un homme merveilleux. C’est lui qui devrait être sur le point de devenir Coronal, pas moi… Et voilà le comte Meglis sur les marches du palais, à trois ou quatre marches du pied de l’escalier. Cet abruti de bâtard reste là, attendant que Prestimion le rejoigne, alors que ce doit être l’inverse. Prestimion est déconcerté. Il attend que Meglis descende les dernières marches, mais celui-ci ne le fait pas et, pendant un bon moment, aucun d’eux ne bouge. Dekkeret se tut.
— Et où étiez-vous ? demanda Dinitak. Vous m’avez dit que vous étiez là ce jour-là, que vous aviez assisté à toute la scène.
— Oui. Oui. Il y avait une grande foule, là-bas, à gauche, où l’esplanade rejoint le grand boulevard. Des milliers de gens. Les gardes nous contiennent. Je suis quasiment devant, de ce côté. Au deuxième rang.
Dekkeret soupira. Un nouveau silence morne suivit.
— Et ensuite ? L’assassin surgit de la foule, brandissant sa faucille ? Quelqu’un hurle pour avertir le Coronal. Les gardes interviennent et l’abattent, continua Dinitak.
— Non. Une jeune fille avance d’abord…
— Une jeune fille ?
— Une belle jeune fille, très grande, aux boucles roux doré. Seize ans. Son nom était Sithelle. Ma cousine. Juste devant moi, contre la corde qui retient la foule. Elle adorait lord Prestimion. Nous nous étions levés à l’aube pour être bien placés, devant. Elle portait un bouquet qu’elle avait tressé elle-même, des centaines de fleurs. Je croyais qu’elle comptait le jeter en direction du Coronal. Mais non. Non.
La voix de Dekkeret était devenue basse, monocorde et sourde.
— Elle se penche, se glisse sous la corde et passe entre les gardes pour pouvoir remettre les fleurs à Prestimion. Un acte totalement insensé. Mais il est amusé. Il fait signe aux gardes de la laisser approcher. Il accepte les fleurs. Lui pose une ou deux questions. Et alors…
— L’homme à la faucille ?
— Oui. Un maigrichon avec une barbe. Le regard fou. Il surgit de nulle part, fonce droit sur Prestimion, Sithelle ne le voit pas arriver, mais elle entend des pas je pense, elle se retourne et il la frappe avec sa faucille pour l’écarter, dit Dekkeret en claquant des doigts. Juste comme ça. Du sang partout… sa gorge…
— Il tue votre cousine ? demande Dinitak d’une voix étouffée.
— Elle a dû mourir sur le coup.
— Et ensuite les gardes le tuent.
— Non, dit Dekkeret. C’est moi qui le tue.
— Vous ?
— L’assassin se tenait à cinq ou six pas sur ma gauche. Je suis sorti de la foule en courant et me suis jeté sur lui ; j’ignore comment j’ai franchi la corde maintenant la foule, je ne me souviens pas de ça, seulement que j’étais là, que je voyais Sithelle la main sur sa gorge essayant de refermer la blessure en tombant, et Prestimion qui restait figé devant l’homme qui levait sa faucille, Gialaurys et Akbalik qui se mettaient en mouvement sur les côtés, mais pas assez vite. J’ai saisi le bras de l’assassin et l’ai tordu jusqu’à ce qu’il casse. Puis j’ai mis le bras autour de son cou et le lui ai brisé aussi. Ensuite, j’ai ramassé Sithelle… elle était déjà morte, je le savais… et j’ai traversé la foule avec elle, suivant le Boulevard Spurifon, dans la Vieille Ville. Personne ne m’a arrêté. Les gens s’écartaient de moi lorsque j’approchais. J’étais couvert de son sang. Je l’ai ramenée chez elle et j’ai expliqué à ses parents ce qui s’était passé. Ce fut l’heure la plus atroce de ma vie. Elle m’accompagne depuis.
— Vous l’aimiez ? Vous vouliez l’épouser ? Vous étiez promis l’un à l’autre ?
— Oh, non ! Rien de tel. Je l’aimais bien entendu, mais pas comme ça. Nous étions cousins, souviens-toi. Élevés quasiment comme frère et sœur. Nos familles voulaient nous marier, mais je ne l’avais jamais sérieusement envisagé.
— Et elle ?
Dekkeret eut un pauvre sourire.
— Elle rêvait peut-être d’épouser lord Prestimion. Je sais qu’elle avait des portraits de lui accrochés un peu partout dans sa chambre. Mais rien n’en serait jamais sorti, et elle le savait probablement. Il est bien possible qu’elle ait été amoureuse de moi, j’imagine. Nous étions alors si jeunes… que savions-nous l’un et l’autre… ?
Il baissa de nouveau les yeux vers l’esplanade. Était-ce son sang qui tachait encore les pavés de l’esplanade ?
Non. Non, se dit-il, ne sois pas ridicule !
— En fait, vous étiez amoureux d’elle, je crois, dit Dinitak.
— Non. Je suis sûr que non, pas à l’époque. Mais… le Divin me vienne en aide, Dinitak ! Quelque chose s’est peu à peu emparé de moi depuis. Elle ne quitte pas mes pensées. Je regarde en arrière, par-delà les années, et je la vois, son visage, ses yeux, ses cheveux, sa façon de se tenir, la manière dont elle montait et descendait en courant ces escaliers, l’espièglerie de son regard… et je me dis : si seulement elle avait vécu, si seulement nous avions eu une chance de grandir un peu…
Dekkeret secoua violemment la tête.
— Il n’empêche. Elle est morte depuis plus longtemps qu’elle n’a vécu. Elle n’a désormais pas plus de réalité qu’un personnage qui t’apparaît en rêve. Viens, quittons cet endroit.
— Je suis désolé d’avoir réveillé tout cela, Dekkeret.
— Ne t’en fais pas. C’est toujours en moi. Voir l’endroit où c’est arrivé a juste rendu les choses un peu plus pénibles pendant un instant… Le même après-midi, tu sais, Akbalik m’a retrouvé, je ne sais comment, et m’a emmené voir Prestimion, qui a proposé de m’enrôler comme chevalier-initié au Château en remerciement pour lui avoir sauvé la vie, et tout ce qui m’est arrivé depuis a été la conséquence directe de ce qui s’est passé ce terrible jour. J’entends encore Prestimion dire à Akbalik : « Qui sait ? Aujourd’hui, nous avons peut-être trouvé le prochain Coronal. » Ce sont ses propres paroles. Bien sûr, à ce moment-là, il plaisantait.