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— Mais il avait raison.

— Oui. On le dirait. Une ligne droite, reliant le jeune garçon qui a fendu la foule pour sauver lord Prestimion, à l’homme qui prendra un jour la succession de Prestimion sur le Trône de Confalume. Moi, lord Dekkeret ! N’est-ce pas ahurissant, Dinitak ? fit amèrement Dekkeret.

— Pas à mes yeux. Mais j’ai parfois l’impression que vous avez du mal à croire que vous serez effectivement Coronal.

— N’en aurais-tu pas aussi, s’il s’agissait de toi ?

— Mais il ne s’agit pas de moi, et ce ne sera jamais le cas, grâce au Divin. Je suis tout à fait satisfait d’être ce que je suis.

— Moi aussi, Dinitak. Je ne suis pas pressé de remplacer Prestimion. S’il était encore Coronal pour les vingt prochaines années, ce serait parfait pour…

Dinitak attrapa la manche de Dekkeret.

— Attendez une seconde. Regardez… Il se passe quelque chose d’étrange là-bas.

Il suivit le bras de Dinitak. Oui, il semblait y avoir un début d’altercation à quelque quinze mètres plus bas, au pied du mur, à l’extérieur du cercle protecteur des forces de sécurité de Considat. Une demi-douzaine de gardes entouraient quelqu’un. Des bras s’agitaient. On entendait beaucoup de cris furieux et incohérents.

— Il serait invraisemblable qu’il y ait une nouvelle tentative d’assassinat, fit Dinitak.

— Tu as fichtrement raison. Mais ces imbéciles… Dekkeret se hissa sur la pointe des pieds pour mieux voir. Un hoquet d’indignation lui échappa.

— Par la Dame, c’est après un messager du Château qu’ils en ont ! Suis-moi, Dinitak !

Ils se précipitèrent.

— Un étranger suspect, mon seigneur. Nous avons tenté de l’interroger, mais… commença un garde à l’air excédé, s’interposant devant Dekkeret.

— Crétin, ne reconnais-tu pas l’insigne des courriers du Coronal ? Recule !

Le courrier n’était pas un de ceux connus de Dekkeret, mais la constellation dorée, insigne de sa fonction, était suffisante. L’homme, bien que plus très frais après l’intervention des gardes, se ressaisit vaillamment et tendit à Dekkeret une enveloppe au sceau de cire écarlate bien visible du Haut Conseiller Septach Melayn.

— Seigneur Dekkeret, je vous apporte ce message… sur ordre du prince Teotas, au nom du Conseil, j’ai chevauché nuit et jour depuis le Château pour vous le remettre…

Dekkeret le lui arracha, jeta un coup d’œil au sceau et ouvrit l’enveloppe en la déchirant. Elle ne contenait qu’une feuille griffonnée, de l’écriture épaisse, carrée et enfantine de Teotas. Dekkeret parcourut rapidement les mots des yeux, une fois, puis deux, puis trois.

— Mauvaises nouvelles ? demanda Dinitak au bout d’un moment.

Dekkeret acquiesça.

— En effet. Le Pontife est malade. Il a peut-être eu une attaque.

— Est-il mourant ?

— Le terme n’est pas utilisé. Mais comment cela ne traverserait-il pas l’esprit, lorsqu’un homme de quatre-vingt-dix ans est malade ? Je suis immédiatement rappelé au Château.

Dekkeret eut un rire forcé.

— Eh bien, au moins nous n’aurons pas à subir un autre des ennuyeux banquets du comte Considat ce soir ; grâces soient rendues au Divin pour ses petites attentions. Mais ce qui risque de se produire ensuite…

Il regarda au loin. Il ne savait que penser. Un flot étourdissant de sentiments contradictoires faisait rage en lui : tristesse, excitation, désarroi, euphorie, incrédulité, peur.

Confalume malade. Peut-être mourant. Voire déjà mort.

Prestimion le savait-il ? Il était censé être aussi en voyage en ce moment. Comme à son habitude. Dekkeret se demanda quel genre de scène pouvait se dérouler, là-bas au Château, en l’absence à la fois du Coronal et du Coronal-désigné.

— Ce n’est peut-être rien, dit-il.

Sa voix, d’ordinaire sonore, était caverneuse et rauque.

— Les personnes âgées sont parfois malades. Ce qui semble être une attaque n’en est pas toujours une. Et on ne meurt pas forcément d’une attaque.

— Tout cela est vrai, répondit Dinitak. Mais cependant…

Dekkeret leva la main.

— Non. Ne le dis pas.

Dinitak ne voulut pas s’arrêter.

— Vous disiez, il y a un instant, espérer que Prestimion soit encore Coronal pendant les vingt prochaines années. Et je sais que vous étiez sincère en formulant ce vœu. Mais vous ne croyiez pas sérieusement qu’il le serait encore, non ?

9

Les premiers pungatans apparaissaient, disséminés sur le terrain en friche devant eux.

— Quelles sales plantes ! marmonna Jacomin Halefice. Ce que je peux les détester ! J’y mettrais le feu, si j’en avais le droit !

— Oh ! Ces plantes sont nos amies ! répondit Mandralisca.

— Les vôtres peut-être, Votre Grâce. Pas les miennes.

— Elles sont les gardiennes de notre domaine, expliqua le comte. Ces charmants pungatans nous protègent de nos ennemis.

En effet. Ce désert était sauvage et cruel, et la seule route le franchissant était une simple piste rocailleuse. S’en éloigner ne serait-ce que d’une dizaine de mètres vous mettait à la portée des pungatans… ces plantes funestes aux feuilles en forme de fouet étaient les seules à se plaire là. Conduire une armée de quelque taille que ce soit au milieu de ce territoire, où l’eau était rare, où il n’y avait ni bois ni plantes comestibles, et où la végétation existante attaquait violemment et mortellement tout passant, serait un exercice relevant de la grande logistique.

Mais Mandralisca connaissait le chemin traversant cette plaine sinistre.

— Attention aux fouets ! cria-t-il, en lançant un regard par-dessus son épaule à ses hommes. Restez alignés !

Il éperonna sa monture et avança dans le bosquet de pungatans.

Ils étaient réellement beaux, ces pungatans, du moins aux yeux de Mandralisca. Leurs épais troncs gris trapus, lisses et cylindriques, s’élevaient du sol rouge rouille jusqu’à une hauteur de quatre-vingt-dix centimètres à un mètre vingt. À leur sommet poussait une paire de frondes ondulantes semblables à des rubans, s’étendant en directions opposées sur environ deux mètres, leurs extrémités traînant joliment sur le sol en un enchevêtrement complexe de filaments effilochés et emmêlés. Ces frondes paraissaient délicates et douces ; elles étaient presque transparentes au point d’être difficiles à voir, excepté sous certains angles favorables. Flottant dans la brise, elles auraient pu passer pour des algues claires, apparaissant avec les marées.

Mais il suffisait de passer à quatre ou six mètres de l’une de ces plantes pour qu’un liquide violacé vienne se répandre dans ces frondes agitées, qu’elles deviennent turgescentes et que leurs extrémités se mettent à trembler ; ensuite… tchac !… elles se déroulaient de toute leur longueur surprenante et frappaient, un coup de fouet d’une étonnante rapidité et d’une force terrifiante. C’était un coup latéral violent qui découpait avec la force d’une épée bien affilée toute créature assez téméraire pour s’aventurer à leur portée. C’est ainsi qu’elles se nourrissaient, sur ce sol stérile : elles tuaient, puis absorbaient les nutriments qui filtraient dans la terre sous les corps en décomposition de leurs victimes. On voyait des squelettes partiels dispersés tout autour, les restes anciens d’animaux imprudents et, à l’évidence, d’un bon nombre de voyageurs sans méfiance.