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Grimaçant, le gigantesque Skandar donna la lunette. Il lança à Thastain un regard noir qui disait indubitablement qu’il entendait bien reprendre cela une autre fois.

Thastain s’efforça de ne pas y prêter attention. Tournant le dos à Sudvik Gorn, il alla jusqu’à l’extrême bord de l’à-pic, enfonça ses bottes dans le gravier, et se pencha le plus en avant qu’il l’osa. Il porta la lunette à son œil. Le coteau devant lui et la vallée à ses pieds apparurent soudain avec une abondance de détails.

C’était l’automne ici, une journée de forte chaleur, étouffante. L’interminable saison sèche qu’amenait l’été dans cette partie du cœur de Zimroel n’était pas encore terminée, et la colline était couverte d’un épais manteau de grande herbe fauve, une variété d’herbe dont le lustre brillant comme du verre paraissait artificiel, comme si quelque maître artisan l’avait créée dans le but de décorer la pente. Les longs brins luisants étaient lourds de graines à leur extrémité, si bien que la violence du chaud vent du sud les pliait aisément, les faisant onduler comme une rivière d’or éclatant, coulant sur la pente, encore et encore.

Le coteau, qui dévalait en une succession de déclivités abruptes, n’avait pour ainsi dire aucun relief, sauf lorsqu’il était rompu, çà et là, par de gros rochers noirs déchiquetés, qui se dressaient comme des dents de dragon. À une centaine de mètres en dessous de lui, Thastain distinguait un helgibor au poil soyeux et aux courtes pattes en train de ramper résolument dans l’herbe, sa tête verte couverte de poils redressée, prête à frapper, ses crocs recourbés déjà à nu. Un vrimmet bleu, dodu et sans méfiance, la proie de l’helgibor, paissait tranquillement à peu de distance. Le vrimmet allait avoir de gros problèmes d’ici à quelques instants. Mais Thastain ne vit d’abord rien du château du petit seigneur rebelle, en dépit de l’acuité de sa vision et de l’aide apportée par la longue-vue.

Puis il orienta la lunette légèrement plus à l’ouest, et le donjon se tenait là, confortablement blotti dans un repli profond de la vallée : une longue chose grise, basse et incurvée, telle une cicatrice sombre sur la prairie fauve. Il lui sembla que la partie la plus basse de la construction était en pierre, peut-être jusqu’à hauteur de cuisse d’homme, mais qu’au-dessus tout était en bois, jusqu’au toit de chaume pentu.

— C’est bien le donjon, aucun doute confirma Thastain, sans se dessaisir de la longue-vue.

Sudvik Gorn avait raison. En cette saison sèche, incendier cet endroit n’aurait rien d’un exploit. Trois ou quatre brandons jetés dessus embraseraient le toit, des étincelles sauteraient sur l’herbe sèche et non fauchée qui poussait jusqu’aux fondations de la bâtisse, et les arbustes avoisinants, noueux et d’aspect huileux, s’enflammeraient. Tout alentour ne serait qu’un bûcher rugissant. En dix minutes, le seigneur Vorthinar et tous ses hommes seraient rôtis vifs.

— Vois-tu des sentinelles ? demanda Criscantoi Vaz.

— Non. Personne. Tout le monde doit être à l’intérieur. Non… Attendez… Si, il y a quelqu’un !

Une silhouette surprenante, très mince et anormalement allongée, apparut à l’angle du bâtiment. L’homme s’arrêta un instant et leva les yeux… droit vers Thastain, sembla-t-il. Thastain s’empressa de se jeter à plat ventre et fit un grand signe frénétique de la main gauche aux hommes se trouvant derrière lui pour qu’ils s’éloignent de la corniche. Puis il regarda à nouveau par-dessus le bord. Prudemment, il réaligna la lunette. L’homme avait repris son chemin. Peut-être n’avait-il rien remarqué en fin de compte.

Il y avait quelque chose d’extrêmement étrange dans sa façon de bouger. Cette démarche balancée, cette curieuse flexibilité dans le mouvement. Ce drôle de visage, comme Thastain n’en avait jamais vu auparavant. L’homme paraissait avoir des articulations singulièrement instables, comme qui dirait… caoutchouteuses. Presque comme s’il était… Se pouvait-il… ?

Thastain ferma un œil et plissa l’autre autant qu’il le put.

Oui. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Un Métamorphe, voilà ce que c’était. Sans le moindre doute un Métamorphe. C’était une vision nouvelle pour lui. Il avait passé toute sa courte vie ici, dans le nord de Zimroel, où on rencontrait rarement, pour ne pas dire jamais, de Métamorphes… où ils étaient, en fait, des créatures semi-légendaires.

Il l’examinait attentivement à présent. Thastain affina la mise au point de la lunette et put voir distinctement la couleur verdâtre de la peau de l’homme, les lèvres fendues, les pommettes saillantes, le léger renflement d’un nez. Et l’arc que la créature portait en travers du dos était sûrement de conception Changeforme, un objet fragile, d’apparence extrêmement flexible, en osier léger, le genre d’arme le mieux adapté à un être dont la structure osseuse est assez souple pour se tordre facilement et subir pratiquement n’importe quelle importante transformation.

Inimaginable. C’était comme de voir un démon patrouiller devant le donjon. Car enfin qui, même en cas de révolte contre ses propres suzerains, pouvait oser s’allier aux Métamorphes ? C’était contraire aux lois d’avoir commerce avec le mystérieux peuple aborigène. Et, pensa Thastain, c’était plus qu’illégal. C’était abominable.

— Il y a un Changeforme là-bas, souffla Thastain d’une voix rauque par-dessus son épaule. Je le vois passer juste devant la maison. L’histoire que nous avons entendue est donc vraie. Le seigneur Vorthinar s’est allié à eux !

— Tu penses qu’il t’a vu ? demanda Criscantoi Vaz.

— Je ne crois pas.

— Très bien. Écarte-toi du bord avant qu’il ne le fasse.

Thastain recula en se tortillant, sans se redresser, et se releva tant bien que mal lorsqu’il fut suffisamment loin du bord. En relevant la tête, il prit conscience du regard hostile de Sudvik Gorn toujours braqué sur lui, chargé d’une froide haine, mais Sudvik Gorn et sa malveillance n’avaient plus guère d’importance pour lui. Il y avait une tâche à accomplir.

2

Le matin au Château. L’éclatant soleil vert doré entrait dans les magnifiques appartements du sommet de la Tour de lord Thraym, résidence officielle du Coronal et de son épouse. Il envahissait en flots lumineux la vaste et splendide chambre, aux murs recouverts de grandes plaques de granit poli aux teintes chaudes, auxquelles étaient suspendues de magnifiques tapisseries en tissu d’or, où se réveillait lady Varaile.

Le Château.

Le monde entier savait de quel château il s’agissait, lorsqu’on disait « le Château » : cela ne pouvait désigner que le Château de lord Prestimion, ainsi que le peuple de Majipoor l’avait appelé ces vingt dernières années. Auparavant, il s’était appelé le Château de lord Confalume, et précédemment, celui de lord Prankipin. et ainsi de suite depuis la brumeuse nuit des temps… le Château de lord Guadeloom, le Château de lord Pinitor, le Château de lord Kryphon, le Château de lord Thraym, le Château de lord Dizimaule, Coronal après Coronal à travers la ronde des siècles de la longue histoire de Majipoor, les grands et les médiocres ainsi que ceux dont le nom et les hauts faits étaient tombés dans l’oubli, roi après roi en remontant jusqu’au fondateur lui-même, le semi-légendaire lord Stiamot, soixante-dix siècles plus tôt ; chaque monarque de l’époque avait donné son nom à l’édifice pendant la durée de son règne. Mais c’était désormais le Château du Coronal lord Prestimion et de son épouse, lady Varaile.

Les règnes ont une fin. Un jour prochain, cet endroit serait le Château de lord Dekkeret, Varaile le savait avec une quasi-certitude.