Il y a longtemps, quelqu’un avait tracé une piste sûre à travers ce désert peu attrayant, une zone étroite passant entre les endroits où les plantes avaient tendance à pousser. Elle n’était marquée que par une ligne discontinue de cailloux de chaque côté, et le passant négligent pouvait facilement dévier de ses limites. Mais le comte Mandralisca n’était pas enclin à la négligence. Il guida son petit convoi à travers la plaine mortelle sans incident, puis de là sur l’interminable piste étroite, en épingle à cheveux, qui menait au sommet des falaises au bord du fleuve, et à l’enceinte des palais où ses maîtres les Cinq Lords attendaient son retour.
Quel genre de sottises avaient-ils réussi à faire pendant son absence ? se demanda Mandralisca.
Le spectacle qui s’offrit à lui, alors que sa patrouille et lui arrivaient sur la vaste place faisant face aux trois édifices centraux, était tellement conforme à ce à quoi il s’attendait qu’il eut du mal à retenir un rire amer et à dissimuler son mépris et son dégoût.
Gavinius, le frère dont Mandralisca se souciait le moins, errait sur la place, ivre – ce n’était pas une surprise ! – et titubant, se déchaînant avec maladresse. Rouge et couvert de sueur, uniquement vêtu d’un tablier de lin aux pans lâches, il se traînait d’une colonne de pierre à la suivante, leur distribuant des baisers comme s’il s’agissait de jolies jeunes filles, tout en braillant une chanson criarde. Une flasque d’eau-de-vie en cuir était accrochée à son épaule. Une paire de ses femmes, ses « épouses » ainsi que Gavinius aimait à les appeler, bien qu’il n’y ait aucune preuve d’une relation aussi officielle, le suivaient prudemment, comme si elles espéraient réussir à le ramener à l’intérieur du palais. Mais elles prenaient soin de ne pas trop l’approcher. Gavinius était dangereux lorsqu’il avait bu.
Il s’arrêta en chancelant et vacillant lorsqu’il vit le comte.
— Mandralisca ! beugla-t-il. Enfin ! Où étais-tu, camarade ? T’ai cherché toute la journée !
Le gros homme avança en trébuchant. Mandralisca mit rapidement pied à terre. Il n’aurait pas été sage de rester sur sa monture en présence du Lord Gavinius.
Des cinq frères, c’était celui qui ressemblait le plus à feu leur père Gaviundar : un homme énorme, au gros ventre, au visage large et rougeaud, aux déplaisants petits yeux bleu-vert et aux grandes oreilles charnues qui s’écartaient en angles aigus du dôme quasiment chauve de son crâne. Bien que Mandralisca soit grand, le Lord Gavinius était encore plus grand et beaucoup plus volumineux. Il se mit presque nez à nez avec Mandralisca et resta là, à se balancer de façon inquiétante d’avant en arrière sur les troncs massifs de ses jambes, le fixant d’un regard trouble.
— Tu veux à boire, comte ? Là. Là. Regarde-toi, tu es couvert de poussière ! Où étais-tu passé ?
Maladroitement, il défit la courroie de sa flasque d’eau-de-vie, la laissant presque tomber ce faisant et ne la rattrapant que d’une volée désespérée de son énorme patte, puis la poussa vers Mandralisca.
— Je vous remercie, milord Gavinius. Mais je n’ai pas soif pour l’instant.
— Pas soif ? Mais c’est que tu n’as jamais soif. Et pourquoi donc, maudit ? Quel triste compagnon tu fais, Mandralisca ! Bois quand même. Tu devrais avoir envie de boire. Tu devrais aimer boire. Comment puis-je faire confiance à un homme qui déteste boire ? Allez. Allez, bois !
Haussant les épaules, Mandralisca prit la flasque que lui tendait le gros homme, la porta à ses lèvres sans qu’elle les touche vraiment, fit semblant de prendre une gorgée, et la rendit.
Gavinius la reboucha et la jeta sans façon par-dessus son épaule. Puis, se penchant tout près du visage de Mandralisca, il commença à parler d’une voix épaisse :
— J’ai fait un rêve la nuit dernière… on ne peut plus renversant… c’était un message, Mandralisca, un véritable message, je te le dis ! Je voulais que tu me l’interprètes, mais où étais-tu ? Bon sang, où étais-tu ? C’était un rêve si…
— Il était au nord du Zimr, nigaud, menant une expédition punitive contre le seigneur Vorthinar, coupa brusquement une voix dure et sèche venant de sur le côté. N’est-ce pas, Mandralisca ?
C’était Gaviral. Le seul réellement intelligent du lot : le futur Pontife de Zimroel, si Mandralisca arrivait à ses fins.
L’interruption fut la bienvenue. Négocier avec Gavinius, ivre ou sobre, était toujours exaspérant, mais cela pouvait aussi être dangereux. Gaviral pouvait se montrer dangereux à sa façon fourbe, mais en aucun cas il ne risquait de vous empoigner en une virile démonstration d’affection à vous broyer les os, ou tout simplement de vous écraser en tombant complètement ivre sur vous, comme un arbre qui s’abat.
— Je suis allé dans le nord, oui, milord, répondit Mandralisca, et la mission a été accomplie. Le seigneur Vorthinar et tous ses hommes sont partis en flammes il y a cinq jours.
Gaviral sourit. Seul dans cette bande fraternelle de grands balourds frustes, il était petit, noueux et impatient, avec des yeux vifs sans cesse en mouvement et une bouche étroite et agitée. Il était bâti sur une échelle tellement différente des autres que Mandralisca soupçonnait parfois qu’il n’était peut-être pas le fils de son père. Mais il avait bien les cheveux roux de tout le clan Sambailid, la rudesse caractéristique des traits et leur esprit d’une avidité irrépressible.
— Ils sont morts ? dit Gaviral. Splendide. Splendide ! Mais je n’avais aucun doute. Tu es un brave homme, loyal et fidèle, Mandralisca. Que ferions-nous sans toi ? Tu es un trésor. Tu es notre solide bras droit. Je fais ton éloge de tout cœur.
Il y avait une profonde condescendance dans le ton expansif de Gaviral, un manque de sincérité désinvolte, une vague déloyauté, qui retentissait dans chaque syllabe. Il parlait de la façon dont on s’adresserait à un serviteur, un laquais, un larbin… du moins de la façon dont parlerait un idiot ne comprenant pas la façon adéquate de s’adresser à ceux dont il dépend, aussi inférieurs soient-ils.
Mais Mandralisca ne montrait aucun signe d’offuscation.
— Merci, milord, dit-il doucement avec un petit sourire de gratitude et une inclinaison de tête, comme s’il recevait une chaîne en or, était fait chevalier, ou se voyait offrir six villages fertiles du nord. Je chérirai ces paroles. Vos louanges ont une grande importance pour moi… plus peut-être que vous ne pouvez l’imaginer.
— Il ne s’agit pas tant de louanges que d’un simple constat, Mandralisca, dit Gaviral, l’air très content de lui.
Il était le plus intelligent des cinq frères, oui. Mais ce qu’il ignorait et que savait Mandralisca, c’est qu’il ne l’était pas moitié autant qu’il s’imaginait l’être. C’était son gros défaut. Il était assez facile à abuser : il suffisait de lui donner à penser que l’on était intimidé par son esprit brillant pour le mettre dans sa poche. Gavinius les interrompit avec brusquerie.
— J’ai rêvé, dit-il, revenant à son sujet comme si Mandralisca et Gaviral n’avaient pas discuté entre eux. Un tel rêve ! Le Procurateur venait me trouver, le croirais-tu ? Il faisait les cent pas devant moi, me regardait dans les yeux, me disait des paroles merveilleuses. C’était un message, j’en suis sûr, mais de qui ? Sûrement pas de la Dame. Pourquoi la Dame m’enverrait-elle l’esprit du Procurateur ? Pourquoi la Dame m’enverrait-elle un rêve, d’abord ?
Gavinius rota.
— Il faut que tu m’expliques, Mandralisca. Je t’ai cherché toute la journée. Et d’ailleurs, où étais-tu ?
Puis il se retourna, cherchant du pied la flasque dans le sable rouge de la place.