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— Et où est mon eau-de-vie ? Qu’as-tu fait de ma flasque ?

— Rentre, Gavinius, dit Gaviral d’une voix basse mais pressante. Couche-toi. Ferme les yeux un instant. Le comte interprétera ton rêve plus tard.

Le petit homme donna à son mastodonte de frère un coup sec du doigt dans le sternum. Gavinius baissa la tête, clignant des yeux de surprise et regarda l’endroit où il avait été frappé.

— Allez. Allez, Gavinius.

Gaviral lui porta un nouveau coup, un peu plus fort cette fois. Gavinius, clignant toujours des yeux, se dirigea d’un pas pesant vers son palais, comme un Bidlack éméché, ses femmes le suivant de près.

Les Lords Gavdat et Gavahaud étaient entre-temps arrivés sur la place, et Mandralisca vit Gavilomarin s’approcher d’eux par la corniche qui séparait son palais des autres. Les frères se regroupèrent autour de leur conseiller privé.

Gavdat, au visage doux tout en bajoues, aux narines caverneuses, fit savoir dès qu’il eut appris le succès de la mission de Mandralisca que, d’après l’horoscope thaumaturge qu’il avait tiré, ce résultat était certain. Il se prétendait sorcier, et pratiquait en amateur raté la magie et les sortilèges. Le vain Gavahaud au cou de taureau, aussi laid que ses frères mais convaincu à un point extraordinaire de sa beauté, présenta ses félicitations à Mandralisca d’un salut délicat de dandy, doublement grotesque chez un homme si lourd. Le gros et mou Gavilomarin, sans grande âme, personnage négligeable qui était obligeamment d’accord avec tout ce que les autres pouvaient dire, battit des mains comme un simple d’esprit et gloussa gaiement en apprenant l’incendie du donjon.

— Puissent-ils tous périr ainsi, ceux qui s’opposent à nous ! déclara sentencieusement Gavahaud.

— Il y en aura beaucoup, j’en ai bien peur, répondit Mandralisca.

— Tu veux parler du Coronal ? demanda le Lord Gaviral.

— Cela viendra plus tard. Je veux dire d’autres comme le seigneur Vorthinar. Des princes locaux, qui sentent là une chance de se dégager de toute autorité. Une fois qu’ils voient des seigneurs comme vous défier ouvertement le Coronal et le Pontife et réussissant cette rébellion, ils ne trouvent plus de raison de continuer à payer des taxes aux autres gouvernements. Y compris le vôtre, mes seigneurs.

— Tu les brûleras pour nous comme tu as brûlé celui-ci, fit Gavahaud.

— Oui. Oui. C’est ce qu’il fera ! s’écria Gavilomarin, qui battit de nouveau des mains en jubilant.

Mandralisca lui lança un rapide sourire sinistre. Puis tapotant des doigts le paraclet doré de sa fonction qui pendait sur sa poitrine, et jetant un vif regard à chacun des frères, il dit :

— Messeigneurs, j’ai fait un long voyage aujourd’hui, et je suis très las. Je vous demande la permission de me retirer.

Alors qu’ils se dirigeaient vers le village, un peu au sud du palais de Gaviral, où vivaient les serviteurs de plus haut rang, Jacomin Halefice dit avec hésitation à Mandralisca :

— Monsieur, puis-je vous faire part d’une observation personnelle ?

— Ne sommes-nous pas amis, Jacomin ?

Cette déclaration était si éloignée de la vérité qu’Halefice eut du mal à dissimuler son étonnement. Mais il se reprit au bout d’un moment et continua :

— Il m’a semblé, monsieur, que les frères, lorsqu’ils discutaient avec vous, à l’instant… et en fait, je l’avais déjà remarqué auparavant… j’espère que vous me pardonnerez de le dire, mais…, hésita-t-il. Ce que je veux dire…

— Dis-le, veux-tu ?

— C’est qu’ils sont très paternalistes lorsqu’ils vous parlent. Ils s’adressent à vous comme s’ils étaient de grands et puissants nobles, et vous traitent comme si vous n’étiez rien de plus qu’un vassal insignifiant, un simple laquais, se lança Halefice.

— Je suis bel et bien leur vassal, Jacomin.

— Mais pas leur serviteur.

— Pas exactement, non.

— Pourquoi supportez-vous leur insolence, alors, monsieur ? Car c’est de cela qu’il s’agit, et pardonnez-moi, Votre Grâce, mais cela me peine de voir un homme avec vos talents traité de la sorte. Ont-ils oublié que vous, et vous seul, avez fait d’eux ce qu’ils sont ?

— Oh non, pas à ce point ! Tu m’accordes un trop grand mérite, Jacomin. C’est le Divin qui les a faits ce qu’ils sont, et aussi, j’imagine, leur glorieux père, le prince Gaviundar, avec quelque assistance de leur mère, quelle qu’ait pu être cette dame, dit Mandralisca, arborant de nouveau son vif sourire glacé. Tout ce que j’ai fait a été de leur montrer qu’ils pouvaient se faire seigneurs de ces quelques provinces sans importance. Et, si tout se passe bien, de tout Zimroel, un jour, peut-être.

— Et cela ne vous dérange vraiment pas qu’ils vous traitent avec un tel mépris, monsieur ?

Mandralisca jeta un long regard inquisiteur à son petit aide de camp aux jambes arquées.

Jacomin Halefice et lui étaient ensemble depuis plus de vingt ans, à présent. Ils avaient combattu côte à côte contre les forces de Prestimion à Thegomar Edge, lorsque Korsibar avait péri de la main de son propre mage Su-suheris, que le Procurateur Dantirya Sambail avait été vaincu et fait prisonnier par Prestimion, et que Mandralisca lui-même, qui avait lutté jusqu’au dernier stade de l’épuisement, avait été blessé et également fait prisonnier par Rufiel Kisimir de Muldemar. Et tous deux avaient à nouveau été l’un près de l’autre à l’époque de la seconde grande défaite, au milieu des halliers de manganozas de Stoienzar, alors que Dantirya Sambail était tué par Septach Melayn : Halefice avait aidé Mandralisca à se glisser dans les broussailles et à disparaître, quand Navigorn le poursuivait et l’aurait mis à mort. C’était l’aide d’Halefice qui avait permis à Mandralisca de quitter Alhanroel et d’entrer au service des deux frères de Dantirya Sambail.

La loyauté et la dévotion d’Halefice étaient incontestables. Il était le bras droit de Mandralisca, comme Mandralisca avait été celui du Procurateur Dantirya Sambail. Et pourtant, au cours de tout ce temps passé ensemble, il n’avait jamais osé parler de façon si intime avec Mandralisca qu’il venait de le faire. En cela, pensa Mandralisca, c’était assez touchant. Il répondit avec circonspection.

— S’ils semblent me traiter avec mépris, Jacomin, c’est que leurs manières sont toujours frustes, tel est le style de leur clan tout entier. Tu te souviens de leur élégant père Gaviundar, et de son joli frère Gaviad. Leur oncle Dantirya Sambail n’était pas non plus connu pour la douceur de sa dent. Là où tu vois du mépris, mon ami, je ne vois qu’un manque de délicatesse. Je ne m’en offusque pas. C’est dans leur nature. Ce sont des hommes grossiers et brutaux. Je le leur pardonne, car nous jouons tous dans la même équipe comprends-tu ce que je veux dire ?

— Monsieur ? dit Halefice, le regard vide.

— Apparemment pas. Laisse-moi te le présenter autrement : je sers les desseins des Sambailid, qu’ils le sachent ou pas, et je pense que non, parce qu’ils servent également les miens. C’est pareil qu’entre toi et moi, d’ailleurs. Réfléchis-y Jacomin. Mais garde tes réflexions pour toi. Ne parlons plus de ces sujets, d’accord ?

Mandralisca se détourna, en direction de sa petite maison toute simple.

— C’est ici que nos chemins se séparent, dit-il. Je te souhaite une bonne journée.

10

Les lumières restèrent allumées et Falco, le grand écuyer, resta aux côtés de Prestimion pendant qu’il se calmait. Diandolo lui apporta une boisson fraîche et apaisante. Le maître de maison, quasiment fou de contrariété à l’idée que son royal invité ait fait un rêve aussi terrifiant sous son toit, fit preuve d’une telle effusion de sollicitude et d’embarras que Falco dut lui ordonner de quitter la pièce. Le jeune prince Taradath, qui avait accompagné Prestimion à Fa et disposait de son propre appartement de l’autre côté de la cour, fit alors une apparition tardive, finalement sorti du profond sommeil de l’adolescence par le tumulte dans les couloirs. Prestimion le renvoya également. Les cauchemars de son père ne devaient pas l’inquiéter.