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— Il n’y a pas eu confirmation. Je suis désolé de vous réveiller avec une telle nouvelle, Prestimion, mais…

— En fait, j’étais réveillé, fit Prestimion en désignant les papiers éparpillés sur son bureau. Parlez-moi de cette attaque. Cette possible attaque.

— Un message est arrivé du Labyrinthe. Engourdissement de la main, raideur de la jambe. Les mages ont été mandés.

— Va-t-il mourir ?

— Qui peut le dire ? Vous savez quel homme solide il est, Prestimion, comme de l’acier.

Une expression douloureuse traversa le visage charnu de Navigorn. Il se tortilla tant sur sa chaise qu’elle émit un craquement de protestation. Il se renfrogna.

— Oui, reprit-il enfin. Oui, c’est sans doute le début de la fin pour lui. C’est juste une impression, vous comprenez. Une simple intuition. Mais il a quatre-vingt-dix ans, il est Pontife depuis vingt ans et il a été Coronal une quarantaine d’années avant cela… même l’acier s’use, vous savez, tôt ou tard. Je suis désolé, Prestimion.

— Désolé ?

— Aucun Coronal n’a envie de se retrouver dans le Labyrinthe.

— Mais chaque Coronal finit par y aller, Navigorn. Croyez-vous que je sois pris au dépourvu ?

Puis, comme pour se contredire lui-même, Prestimion alla jusqu’au placard, où un flacon de vin de Muldemar était posé, et en versa dans un verre.

— En voulez-vous ? demanda-t-il.

— À cette heure matinale ? Eh bien, oui. Oui, volontiers.

Prestimion lui tendit le verre et s’en servit un autre. Ils burent en silence. Un flot de pensées pénibles envahit son esprit.

— Que pensez-vous que je doive faire, Navigorn ? demanda-t-il en faisant les cent pas dans la pièce. Retourner immédiatement au Château et attendre la suite ? Ou me mettre en route pour le Labyrinthe et aller présenter mes respects à Sa Majesté pendant qu’elle est encore en vie ?

— Phraatakes Rem ne semble pas penser que la mort de Confalume soit imminente. Si j’étais vous, je retournerais au Château. Rencontrez le Conseil, discutez avec lady Varaile. Et ensuite seulement rendez-vous au Labyrinthe.

Navigorn releva la tête. Un sourire incongru apparut soudain sur son visage.

— Voilà un bon vin, Prestimion ! Des vignobles de votre famille ?

— Il n’y en a pas de meilleur, si ? Encore un peu ?

— Oui, s’il vous plaît.

Prestimion remplit de nouveau leurs verres et ils restèrent assis là, sirotant le riche vin pourpre, sans que ni l’un ni l’autre dise un mot.

Il trouvait étrangement touchant que ce fût Navigorn, plutôt que Septach Melayn, Gialaurys, ou son frère Teotas, qui lui ait apporté cette nouvelle inquiétante. Navigorn et lui avaient longtemps été amis, mais il pensait que leur amitié n’avait jamais été aussi intime que celle qu’il entretenait avec les autres. En fait, ils avaient même été ennemis, jadis, bien que Navigorn n’en ait aucun souvenir. C’était au temps de l’usurpation de Korsibar, lorsque Navigorn avait sans hésiter accordé sa loyauté au faux Coronal, et combattu vaillamment au nom de Korsibar lors de la guerre civile.

Mais bien entendu, Navigorn n’avait pas considéré Korsibar comme un faux Coronal. Quelque illégale qu’ait été la façon dont le fils malavisé de Confalume s’était lui-même placé sur le trône, bien que sa prise de pouvoir ait violé toutes les coutumes et les conventions, il avait été dûment oint et couronné, si bien que pour le peuple de Majipoor, il était le véritable Coronal. Et donc, lorsque Prestimion avait remis en question sa légitimité en tant que roi, et était parti en guerre pour le renverser, Navigorn avait servi avec dévouement l’homme qu’il reconnaissait comme roi. C’est seulement à l’heure de la défaite de Korsibar, alors que le chaos régnait sur le monde, et que le triomphe de Prestimion était assuré, que Navigorn avait pressé Korsibar de se rendre et d’abdiquer afin de mettre un terme à cette effusion de sang.

Mais le stupide et obstiné Korsibar avait refusé de céder, et était mort sur le champ de bataille du marais de Beldak, en aval de Thegomar Edge ; et Navigorn s’agenouillant devant Prestimion, avait reconnu son erreur et demandé son pardon. Que Prestimion lui avait accordé de tout cœur et plus encore. Car lors du grand effacement de la mémoire collective, Navigorn avait perdu tout souvenir de la guerre civile et de son rôle d’ennemi de Prestimion, et il put facilement accepter l’offre de celui-ci de rejoindre le Conseil, dont il avait été un membre de valeur toutes ces années. Avec le temps, Navigorn était devenu vieux, gros et goutteux, mais il avait servi Prestimion avec autant de loyauté qu’il avait servi Korsibar. Et il se tenait à présent là, s’étant porté volontaire pour la difficile tâche d’apprendre à Prestimion la nouvelle que son règne en tant que Coronal était peut-être bien révolu.

— Vous souvenez-vous, Prestimion, lorsque nous sommes tous allés au Labyrinthe attendre la mort de Prankipin, et que le vieil homme prenait tellement son temps que nous pensions qu’il ne mourrait jamais ? C’était toute une époque !

— Toute une époque, en effet, répondit Prestimion. Comment pourrais-je l’oublier ?

Son esprit franchit les décennies jusqu’à cette grande assemblée, ce brillant rassemblement de jeunes seigneurs réunis dans la cité souterraine lors des derniers jours du long règne du Pontife Prankipin : la fine fleur de l’humanité de Majipoor, les princes du royaume, déployés autour du vieil homme agonisant. Parmi eux, pensa Prestimion, tant devaient mourir eux-mêmes, un à trois ans plus tard, combattant au nom de l’usurpateur Korsibar, dans la guerre inutile et stupide qu’il avait apportée au monde.

Navigorn, perdu dans ses souvenirs, se resservit du vin sans demander la permission.

— Vous êtes descendu du Château avec Serithorn de Samivole, je m’en souviens. Septach Melayn était avec vous, ainsi que Gialaurys et cet autre de vos amis, ce petit homme sournois de Suvrael qui se donnait le titre de duc… quel était son nom ?

— Svor.

— Svor, oui. Et il y avait aussi ce bon vieux Kanteverel de Bailemoona, le Grand Amiral Gonivaul, qui n’avait jamais été en mer, le duc Oljebbin, le comte Kamba de Mazadone. Et je ne dois pas non plus oublier notre vil ami au visage rubicond, le Procurateur Dantirya Sambail, hein, Prestimion ?… et Mandrykarn de Stee… Ah, c’était un homme, ce Mandrykarn !… Venta de Haplior, aussi… Et tant d’entre eux sont morts jeunes. N’était-ce pas étrange ? Kamba, Mandrykarn, Iram de Normork, Sibellor de Banglecode, et beaucoup d’autres encore… Morts, tous morts, bien trop tôt. Quel dommage que tout cela ! Qui aurait deviné, alors que nous étions tous ensemble au Labyrinthe, que tant d’entre nous périraient si vite ? dit Navigorn en secouant la tête.

Prestimion fut troublé que cette pensée ait également effleuré Navigorn. Il attendit anxieusement pour voir si l’autre homme allait étendre sa liste des morts : disons, à Korsibar. Ce Korsibar musclé et fanfaron qui avait été le personnage le plus ostentatoire de toute cette assemblée de seigneurs dans le Labyrinthe. Mais Navigorn ne prononça pas le nom de Korsibar.

Et son humeur pensive disparut aussi vite qu’elle était apparue. Il sourit, soupira, leva son verre en hommage.

— C’était le bon temps, cependant… n’est-ce pas, Prestimion ? C’était le bon temps.

Navigorn se mit à parler des jeux qui s’étaient tenus au Labyrinthe, en attendant la mort de Prankipin ; les Jeux Pontificaux, comme ils les avaient appelés, le plus grand tournoi des temps modernes.

— La lutte opposant Gialaurys à ce grand singe de Farholt… j’ai cru qu’ils allaient se tuer, savez-vous ? Il me semble que ce n’était qu’hier. Et le concours de tir à l’arc… vous étiez alors à votre apogée, Prestimion, vous avez réalisé des exploits que nul n’avait jamais vus et n’a plus revus depuis lors, d’ailleurs. Septach Melayn a vaincu le comte Farquanor à l’épée, le ridiculisant dans les paris. Et qui était-ce au sabre ? Un homme grand, les cheveux bruns, très fort. Son visage flotte à la frontière de ma mémoire mais son nom m’échappe. Qui était-ce ? Vous en souvenez-vous, Prestimion ?