— Je n’étais peut-être pas là pendant les combats au sabre ce jour-là, répondit Prestimion, en se détournant.
— Je vois encore le reste des épreuves très clairement, pourtant. On dirait vraiment que c’était hier. Plus de vingt ans ont passé, mais c’est comme hier !
Comme si c’était hier, oui, pensa Prestimion.
C’est Korsibar qui avait remporté le concours au sabre. C’était lui, l’homme grand et brun, tapi au fond de la mémoire de Navigorn. Mais tout souvenir de l’identité de Korsibar avait depuis longtemps été ôté de la mémoire de Navigorn, ainsi que ceux de Thismet, la sœur de Korsibar, et Prestimion était soulagé de voir que le passage des années n’avait pas permis à ceux-ci de ressurgir.
Navigorn ne paraissait pas non plus se rappeler le dernier épisode théâtral de ces fameux Jeux Pontificaux, le matin où les quatre-vingt-dix participants aux joutes s’étaient rassemblés en armure complète dans la Cour des Trônes, de laquelle ils étaient censés se transporter ensemble dans l’Arène, et où le prince Korsibar s’était précipité dans la salle en criant que la mort avait enfin emporté le vieux Pontife. La longue attente était terminée. Le moment était finalement venu de changer de règne, le Coronal lord Confalume deviendrait Pontife, et il nommerait comme nouveau Coronal le jeune prince Prestimion de Muldemar.
Du moins, c’était ce à quoi chacun s’attendait ; mais ce n’est pas ce qui arriva. Car un sombre voile de sorcellerie tomba sur les esprits des seigneurs réunis dans la Cour des Trônes, et lorsqu’il se leva, il révéla une scène incroyable. Le prince Korsibar, fils du Coronal, avait pris la couronne de la constellation au Hjort ahuri qui la tenait, l’avait posée sur son propre front et était désormais majestueusement assis à l’endroit où le Coronal devait siéger, son père Confalume, l’air perplexe et presque hébété, assis à côté de lui, sur le trône du Pontife. Et les seigneurs qui avaient participé au complot avec Korsibar s’étaient écriés bruyamment : « Vive le Coronal lord Korsibar ! Korsibar ! Korsibar ! Lord Korsibar ! »
— Trahison ! avait été la réponse hurlée par Gialaurys. Trahison ! Trahison !
Et il se serait jeté sur les gardes porteurs de hallebardes de Korsibar si Prestimion ne l’avait retenu, voyant bien qu’offrir une quelconque résistance à cette prise de pouvoir signifierait une mort certaine. Aussi ses amis et lui avaient-ils quitté la salle, stupéfaits et vaincus, et le trône était revenu à Korsibar, bien que, depuis le commencement de Majipoor, la tradition ait voulu que le fils d’un Coronal ne puisse jamais hériter de la fonction de son père.
Non, Navigorn n’avait aucun souvenir de tout cela, ni de la grande guerre qui avait suivi et avait coûté la vie à tant d’hommes, grands et petits. En fin de compte Korsibar avait été renversé, et les sorciers de Prestimion avaient effacé son usurpation de l’histoire du monde. Mais ce jour dans le Labyrinthe était toujours aussi vivace dans l’esprit de Prestimion, ce moment où le trône lui avait été promis et arraché par trahison, l’obligeant à lancer cette guerre sanglante contre ses anciens amis afin de restaurer l’ordre des choses. La voix de Navigorn le tira de sa rêverie.
— Y aura-t-il une nouvelle édition des Jeux Pontificaux, Prestimion, lorsque nous descendrons tous au Labyrinthe attendre la mort de Confalume ?
— Nous ne savons pas encore si Confalume va mourir, rectifia sèchement Prestimion. Mais même s’il meurt… d’autres jeux ? Non. Non, pas maintenant, je pense.
Il regarda par la fenêtre. L’aube se levait sur Fa. Navigorn avait sans doute raison, pensa-t-il : l’attaque de Confalume annonçait la fin prochaine du vieux Pontife, et d’ici peu Majipoor connaîtrait un nouveau changement de règne. Il se rendrait au Labyrinthe pour devenir Pontife, et Dekkeret siégerait à sa place au sommet du Mont du Château en tant que Coronal.
Était-il prêt à cette éventualité ? Non, bien sûr que non. Navigorn avait dit la vérité : aucun Coronal ne voulait descendre dans le Labyrinthe. Mais il le ferait quand même, comme c’était son devoir.
Prestimion se demandait comment une nature aussi agitée que la sienne supporterait la vie dans la capitale souterraine. Même le Château s’était avéré trop restreint pour lui ; d’un bout à l’autre de son règne, il avait constamment parcouru le monde, saisissant tous les prétextes pour aller visiter une ville lointaine. Il avait accompli pas moins de trois Grands Périples, chose que les précédents Coronals avaient rarement réalisée. Mais son règne tout entier avait été un éternel grand périple pour lui : il avait voyagé comme aucun Coronal ne l’avait fait avant lui.
Bien entendu, il ne serait pas obligé de rester caché dans le Labyrinthe une fois devenu Pontife. Il s’agissait d’une simple coutume. Le Pontife, l’aîné des monarques, était censé vivre en reclus ; c’était le jeune et glorieux Coronal qui paraissait parmi le peuple, pour voir et être vu. Il avait l’intention de se conformer à cette règle, jusqu’à un certain point. Et seulement jusqu’à un certain point.
Combien de temps faudra-t-il pour que tout change pour moi ? se demanda-t-il.
Le rêve de Thismet avait peut-être été un présage. Le passé se manifestait pour lui demander des comptes, et bientôt, tous rejoueraient la pièce de la mort du vieux Prankipin. Mais cette fois, il tiendrait le rôle du Coronal sur le départ, qui avait alors été celui de Confalume, et Dekkeret serait le nouveau prince occupant le devant de la scène.
Du moins n’y avait-il pas de nouveau Korsibar attendant dans les coulisses. Il y avait veillé. Confalume, lorsqu’il était Coronal, avait fait savoir qu’il avait choisi Prestimion pour lui succéder, mais ne l’avait jamais officiellement nommé Coronal-désigné, estimant que ce n’était pas convenable, tant que le vieux Prankipin était encore en vie. Prestimion n’avait pas commis cette erreur. Dans l’intérêt d’une succession bien réglée, il avait déjà nommé Dekkeret son héritier, et expliqué à ses fils pourquoi les fils d’un Coronal ne pouvaient espérer hériter du trône de leur père.
Ainsi, tout était en ordre. Il n’y avait pas de raison de s’inquiéter. Ce qui devait être serait, et tout irait bien.
Eh bien, se dit Prestimion, que le changement commence.
Il y était prêt. Aussi prêt qu’il pourrait jamais l’être.
— J’imagine que vous avez raison et que je ferais mieux de retourner au Château avant de prendre la direction du Labyrinthe. Il faudra d’abord que j’aie une longue conversation avec Varaile. Et je devrai aussi rencontrer le Conseil, bien sûr… les préparer à la succession… dit-il brusquement à Navigorn.
La seule réponse fut un ronflement sonore. Prestimion reporta son regard sur Navigorn. Celui-ci s’était endormi sur sa chaise.
— Falco ! appela Prestimion, en ouvrant la porte. Diandolo !
Le grand écuyer et le page arrivèrent en courant.
— Préparez tout pour notre départ. Nous nous mettrons en route pour le Château après le petit déjeuner. Diandolo, réveille le prince Taradath et dis-lui que nous partons, et que j’ai l’intention de partir à l’heure. Oh ! Et il faut envoyer un message au duc Emelric de Fa, lui faisant savoir que ma présence au Château a soudainement été requise et que c’est avec grand regret que je dois annuler le reste de mon séjour ici. Avant cela toutefois, renvoie un courrier à lady Varaile au Château l’informant que je reviens et… eh bien, ce sera tout pour le moment.