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En silence, pour ne pas réveiller Navigorn, Prestimion commença à rassembler les documents officiels dispersés qui jonchaient son bureau.

11

Un visage pâle et tendu apparut dans l’embrasure de la porte du bureau de Mandralisca. Une voix de ténor indécise dit, dans à peine plus qu’un murmure guttural :

— Votre Grâce ?

Mandralisca releva la tête. Un jeune homme : plus exactement un jeune garçon. Les yeux verts, de longs cheveux couleur paille. L’air sérieux et ingénu.

Il écarta les plans qu’il étudiait.

— Je crois que je te connais. Tu étais avec moi lors de la mission Vorthinar, non ?

— Oui, Votre Grâce.

Le garçon semblait trembler. Mandralisca l’entendait à peine.

— Il y a ici un visiteur qui dit qu’il a…

Un visiteur ? Ce n’était pas un endroit où les visiteurs se rendaient, ce village isolé au sommet de la falaise, au-dessus de la vallée implacable, sèche et stérile.

— Que dis-tu ? Un visiteur ?

— Un visiteur, oui, monsieur.

— Parle plus fort, veux-tu ?… As-tu peur de moi ?

— Oui, monsieur.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que… Parce que…

— C’est mon visage ? Mon regard ?

— Vous êtes tout simplement quelqu’un d’effrayant, monsieur.

Les mots jaillirent tous en même temps. Mais le garçon reprenait courage. Il regarda Mandralisca droit dans les yeux.

— Je le suis, en effet. La vérité est que j’y veille. Je trouve qu’il est utile d’être effrayant.

Mandralisca lui fit un signe impatient pour lui indiquer d’entrer au lieu d’hésiter devant la porte. Le bureau, une pièce circulaire au plafond voûté et aux murs de terre sèche orange foncé, était petit. La maison entière était petite : les Cinq Lords vivaient peut-être dans des palais, mais ils ne s’étaient pas souciés d’en fournir un à leur conseiller privé.

— D’où viens-tu, mon garçon ?

— Sennec, monsieur. Une ville un peu en aval de Horvenar.

— Quel âge ?

— Seize ans… Votre visiteur, monsieur, dit…

— Que mon maudit visiteur attende ! Qu’il mange des étrons de manculain en attendant ! C’est à toi que je parle en ce moment. Quel est ton nom ?

— Thastain, monsieur.

— Thastain de Sennec. Le rythme est un peu brutal. Comte Thastain de Sennec : cela sonne-t-il mieux ? Thastain, comte de Sennec et Horvenar. Il y a là une certaine grandeur, ne trouves-tu pas ?

Le garçon ne répondit pas. Son expression reflétait un mélange de confusion, de peur, et peut-être d’irritation, voire de colère.

Mandralisca sourit.

— Tu crois que je joue avec toi ?

— Qui voudrait me faire comte, Votre Grâce ?

— Qui m’a fait comte, moi ? Pourtant je le suis. Comte Mandralisca de Zimroel : il y a là une vraie poésie pour toi ! Autrefois, j’étais un garçon de la Campagne, tout comme toi, un campagnard des Gonghars. C’est Dantirya Sambail qui m’a accordé ce titre, la veille de sa mort. « Tu m’as bien servi, Mandralisca, et il est grand temps que je t’offre une récompense appropriée. » Nous étions alors dans la jungle de Stoienzar. Nous ne savions pas qu’ils étaient sur le point de nous rattraper. Je me suis agenouillé, il m’a adoubé avec sa dague et m’a fait comte sur-le-champ, comte de Zimroel, un titre que jamais personne n’avait porté. Le jour suivant, les hommes de Prestimion découvrirent notre camp et le Procurateur fut tué. Mais je m’en suis sorti et j’ai gardé mon titre… Nous te ferons comte également, dans les années à venir, peut-être. Mais il nous faut d’abord faire du Lord Gaviral un Pontife. Et, j’imagine, un Coronal du Lord Gavahaud.

Ce qui n’amena qu’un regard vide, puis un froncement de sourcils perplexe.

Peut-être en avait-il trop dit. Il était temps de renvoyer le garçon, comprit Mandralisca. Il y avait cependant un étrange plaisir dans tout cela : l’innocence de Thastain était une nouveauté charmante, et Mandralisca se sentait bizarrement en veine d’épanchements ce matin-là. Mais il avait appris depuis longtemps à se méfier du plaisir, et même à le craindre. De plus, il commençait à se sentir trop détendu avec le garçon. C’était dangereux.

— Connais-tu par hasard le nom de ce mien visiteur ? demanda-t-il.

— Barz… Braj… Barjz…

— Barjazid ?

— Barjazid, oui ! C’est cela, monsieur ! Khaymak Barjazid, de Suvrael !

Oui. Oui. Mandralisca se souvenait à présent : la correspondance, la proposition, l’invitation à venir. Cela lui était sorti de l’esprit.

— Il a donc fait un long voyage, ce Khaymak Barjazid. Où est-il en ce moment ?

— Dans l’enceinte, monsieur, où toute personne arrivant par la route de la vallée depuis le désert des pungatans est retenue. Les gardes de la première porte l’ont trouvé et amené là. Il prétend que vous et lui avez à parler affaires.

Mandralisca ressentit une pointe d’excitation. Le Barjazid, enfin ! Le nouveau, le frère, le survivant inespéré. Il avait pris son temps. Il avait fait miroiter la promesse de son arrivée pendant presque un an. Et la promesse d’autres choses aussi. Je peux vous être d’une grande utilité, avait écrit Barjazid. Permettez-moi de vous rendre visite et de vous montrer ce que j’ai.

— Merci, comte Thastain. Dites-lui de venir.

Thastain se dirigea vers la porte.

— Je vais le chercher, Votre Grâce.

— Oui, vas-y.

Mais… non, Barjazid aurait dû être là depuis des mois. Que ce maudit bâtard fuyant reste un peu plus longtemps sur le gril ! La chaleur du désert lui était familière, après tout. Et il ne serait pas opportun de paraître trop impatient, maintenant que l’homme – et, supposait Mandralisca, ses marchandises – était enfin là. Un trop grand empressement vous fait toujours perdre l’avantage du temps…

— Attends, mon garçon !

— Monsieur ?

Mandralisca joignit le bout de ses longs doigts fuselés.

— Encore une question, d’abord, avant que je ne te laisse partir. Dis-m’en un peu plus sur toi. Pour quelle raison t’es-tu engagé au service des Cinq Lords ? Qu’espérais-tu y gagner ?

— Y gagner, monsieur ? Je ne comprends pas. Je ne cherchais pas à gagner quoi que ce soit. C’était une question de devoir, Votre Grâce. Les Cinq Lords sont les souverains légitimes de Zimroel, les héritiers du Procurateur Dantirya Sambail.

— Très bien parlé, comte Thastain. J’admire votre dévotion à la cause.

De nouveau, le garçon se dirigea vers la porte, comme s’il n’était que trop pressé de s’éloigner de la présence de Mandralisca.

— Je me demande si tu sais quel métier j’exerçais, lorsque je suis entré dans la suite du Procurateur Dantirya Sambail, fit Mandralisca, l’arrêtant une fois de plus.

— Comment pourrais-je le savoir, monsieur ?

— Comment le pourrais-tu, en effet. J’étais son goûteur. Un métier très démodé, que cela. Tout droit sorti de l’époque des mythes et des légendes. Dantirya Sambail avait le sentiment qu’il lui en fallait un. Ou peut-être en voulait-il simplement un comme décoration, une touche d’apparat médiéval. Je goûtais un peu de tout ce qu’on lui offrait à boire ou à manger. Un petit bout de sa viande, une gorgée de son vin. Il ne portait jamais rien à sa bouche que je n’aie goûté d’abord. Je faisais ma petite impression, sais-tu, debout derrière son épaule durant les banquets au Château ou au Labyrinthe.