Mandralisca sourit une seconde fois : on approchait du quota de la matinée entière, se dit-il.
— Allez, maintenant. Va me chercher mon Barjazid.
12
— Viendrai-je avec toi ? demanda Varaile. Je pourrais, tu sais.
— Es-tu si impatiente de revoir le Labyrinthe ?
— Pas plus que toi, Prestimion. Mais il y a une éternité que nous n’avons pas voyagé ensemble. Tu n’essaierais pas de m’éviter, non ?
Il la regarda avec une surprise non feinte.
— T’éviter ? Tu plaisantes. Mais je tiens à ce que ce soit une visite courte et sans complication, vite parti vite revenu. Il n’est apparemment pas aussi malade que nous le pensions, après tout. Je resterai un jour ou deux auprès de lui, pour discuter ensemble de tel ou tel sujet important, lui présenter mes vœux de longue vie et de bonne santé, puis je reviendrai. Si je pars avec toi, Dekkeret, Septach Melayn, Dembitave, ou qui que ce soit d’autre que la suite minimale du Coronal en déplacement, ce voyage deviendra soudain beaucoup plus compliqué, avec tout le formalisme nécessité par l’événement. Je ne veux pas lui imposer un tel effort. Et je veux encore moins arriver avec un nombre de courtisans tel que Confalume se mette en tête qu’il s’agit d’une sorte de visite d’adieu officiel à un mourant.
— Je ne me rappelle pas avoir suggéré que tu emmènes la cour entière, répliqua Varaile. J’ai simplement proposé de t’accompagner.
Prestimion prit ses mains dans les siennes et rapprocha son visage tout près du sien. Ils faisaient presque exactement la même taille. En souriant, il appuya le bout de son nez contre le sien.
— Tu sais que je t’aime, dit-il doucement. Je pense que je devrais faire ce voyage seul. Si tu veux venir avec moi, je ne t’en empêcherai pas. Mais je préférerais y aller seul et revenir le plus vite possible. Ce n’est pas comme si toi et moi n’allions pas avoir beaucoup de temps à passer ensemble dans le Labyrinthe au cours des années à venir.
— Donc, tu vas bien revenir ?
— Cette fois-ci, oui. La prochaine fois que j’y descendrai, ce sera pour un plus long séjour, j’en ai bien peur.
Il avait eu la même conversation, à peu de chose près, avec Dekkeret, un peu plus tôt, et une autre pas très différente avec Septach Melayn. Ils le traitaient tous comme si c’était lui, et non Confalume, le malade. Ils considéraient la possibilité de la mort du Pontife comme une énorme crise pour lui, et voulaient être auprès de lui, pour le protéger et le réconforter.
Ils n’avaient pas totalement tort, bien entendu. C’était bien à un gros problème qu’il allait être confronté… pas cette visite au Labyrinthe, mais l’inévitable transition qui l’attendait d’ici peu de temps. Croyaient-ils, cependant, qu’il était probable qu’il s’effondre et éclate en sanglots, à l’instant où il mettrait le pied dans la capitale souterraine ? Pensaient-ils qu’il se trouvait dans une telle incapacité à supporter la perspective de devenir Pontife qu’il ait besoin d’avoir en permanence ses proches les plus chers autour de lui ? Comment pouvait-il leur expliquer que les Coronals vivaient chaque journée de leur vie, nuit et jour, en sachant qu’ils pouvaient devenir Pontife à tout moment ? Cette possibilité était inhérente à la fonction ; toute personne incapable de la gérer était de ce fait non qualifiée pour être Coronal.
En fin de compte, le seul membre de sa maisonnée qui l’accompagna fut le prince Taradath. Le garçon avait été déçu par la fin brutale du voyage longtemps promis à Fa, et n’avait par ailleurs jamais vu le Labyrinthe. Rencontrer Sa Majesté le Pontife serait un souvenir mémorable pour lui.
Et il serait utile pour Taradath d’avoir un aperçu, aussi bref soit-il, de la machine administrative du Pontificat. À quinze ans, Taradath paraissait pouvoir devenir un jeune homme de valeur, pour lequel un rôle intéressant serait sans doute trouvé dans le gouvernement, une fois que Dekkeret serait Coronal. Les fils de Coronals, conscients qu’ils ne pourraient jamais être eux-mêmes Coronals, devenaient souvent des oisifs frivoles, ou, ce qui était bien pire, des nigauds vaniteux et sans cervelle, comme Korsibar. Prestimion espérait mieux pour ses fils.
Ils prirent la route habituelle pour le Labyrinthe, par le fleuve Glayge sur la barge royale, traversant les basses terres agricoles fertiles. En d’autres circonstances, Prestimion aurait pu en faire un petit périple, s’arrêtant dans les villes fluviales importantes comme Mitrions, Palaghat ou Grevvin, mais il avait promis à Varaile que ce serait un voyage rapide. Il pénétra dans le Labyrinthe par l’Entrée des Eaux, la porte utilisée par les Coronals, et descendit rapidement les nombreux niveaux de la cité souterraine, dépassant le dédale de garennes constituant les bureaux des bureaucrates et les impressionnantes merveilles architecturales en dessous : la Salle des Vents, la Cour des Colonnes, la Place des Masques, et les autres, ces endroits étrangement beaux qui semblaient extraordinaires aux gens qui aimaient le Labyrinthe, ce que Prestimion doutait pouvoir faire un jour, et parvinrent enfin au niveau le plus profond, le secteur impérial, où le Pontife avait sa tanière.
Le protocole exigeait que ce soit le porte-parole du Pontife, le fonctionnaire de plus haut rang, qui l’accueille. Cette fonction avait été occupée ces cinq dernières années par le vénérable duc Haskelorn de Chorg, membre d’une famille faisant remonter son ascendance au Pontife Stalvok, dix règnes plus tôt. Haskelorn était presque aussi âgé que Confalume lui-même, dodu et le visage rose, avec de longues bajoues et un épais double menton. Comme c’était la coutume en ce lieu, il portait un petit masque sur les yeux et le haut de son nez, qui était une sorte d’insigne de fonction parmi les fonctionnaires du Pontificat.
— Confalume…, commença immédiatement Prestimion.
— … est en bonne santé et souhaite vous voir à l’instant, lord Prestimion…
Bonne santé ? Quelle idée se faisait le porte-parole d’une bonne santé ? Prestimion ne savait à quoi s’attendre. Mais il fut déconcerté, en entrant dans le vestibule du dédale de pièces, labyrinthe dans le Labyrinthe, qu’était la résidence du Pontife de Majipoor. Un Confalume souriant, vêtu de la robe écarlate et noir du Pontife, était debout – debout ! – dans l’embrasure voûtée de la porte au bout du vestibule, tendant les bras vers Prestimion en une chaleureuse manifestation de bienvenue.
Prestimion fut si profondément décontenancé qu’il en perdit momentanément l’usage de la parole, et quand il retrouva sa langue, il ne put que bégayer :
— Ils m’ont dit… que vous… vous étiez…
— Mourant, Prestimion ? Déjà engagé sur le chemin de la Source, hein ? Quoi que vous ayez pu entendre, mon fils, voici la vérité : j’ai quitté mon lit de douleur. Comme vous le voyez, le Pontife se tient sur ses deux jambes. Le Pontife marche. Avec un peu de raideur, soit, mais il marche. Il parle également, pas encore mort, Prestimion, pas même près de l’être… Vous ne dites rien. Muet de joie, c’est cela ? Oui j’imagine. Vous avez un sursis pour un petit moment de plus avant le Labyrinthe.
— Ils disaient que vous aviez eu une attaque.
— Disons plutôt un léger évanouissement.
Le Pontife leva la main gauche et serra le poing. L’index et l’auriculaire ne voulurent pas se fermer ; il dut les plier de l’autre main.