— Un problème mineur ici, vous voyez ? Mais vraiment mineur. Et la jambe gauche…
Confalume fit quelques pas vers lui.
— Traîne un peu, vous l’aurez remarqué. Mon temps comme danseur est terminé. Bah, on n’attend pas de moi, à mon âge, que je me déplace rapidement… Vous appelleriez cela une attaque, j’imagine, mais pas très grave. C’est votre fils, Prestimion ? Il a tant grandi depuis la dernière fois que je l’ai vu, que j’ai failli ne pas le reconnaître. Quand était-ce, mon garçon, il y a cinq ou sept ans, lorsque j’étais au Château ? fit-il ensuite, remarquant Taradath derrière lui.
— Il y a huit ans, Votre Majesté, répondit Taradath luttant visiblement contre une crainte révérencielle. J’avais alors sept ans.
— Et maintenant tu es aussi grand que ton père, ce qui n’est pas difficile. Et tu as le teint brun de ta mère, aussi. Eh bien, approchez, approchez tous les deux ! Ne restez pas plantés là !
Il y avait un chevrotement dans la voix de Confalume, nota Prestimion, et il semblait aussi avoir acquis la verbosité d’un vieillard. Mais il avait l’air d’être dans une forme phénoménale. Confalume avait toujours été un homme d’une vigueur et d’une résistance supérieures à la moyenne, bien sûr. Même à présent, sa silhouette trapue paraissait encore musculeuse, et sa crinière indisciplinée, même si elle était blanche depuis longtemps, était toujours aussi épaisse. Seul le grain relâché et parcheminé de ses joues trahissait de façon significative le grand âge du Pontife. Et il semblait réellement s’être débarrassé de la plupart des symptômes de l’attaque qui avait causé un tel émoi dans les deux capitales du royaume.
Il conduisit Prestimion et Taradath à l’intérieur. Peu de visiteurs s’aventuraient jamais dans les appartements pontificaux privés. La célèbre collection d’objets précieux de Confalume ornait chaque rebord, niche et étagère : figurines de verre filé, sculptures d’ivoire de dragon incrustées de porphyre et d’onyx, boîtes à bijoux, une forêt entière d’étranges arbres faits de fils d’argent tressés, pièces anciennes et collections d’insectes, volumes reliés en cuir de coutumes antiques, et beaucoup d’autres encore, les trésors accumulés pendant une longue vie d’acquisitions l’entouraient de toutes parts. Le Pontife n’avait pas non plus perdu sa fascination pour les arts occultes : ses chers instruments de magie étaient là aussi, ses ammatepalas, veralistias et sphères armillaires, ses rohillas, ses protospathifars, ses poudres, potions et onguents. Peut-être, songea Prestimion, le vieillard avait-il réussi grâce à la magie à se relever de son lit de mort : sans aucun doute si la foi dans les sciences occultes suffisait à le réaliser, Confalume vivrait éternellement.
Le Pontife se versa du vin, ainsi qu’à Prestimion et même à Taradath, fit visiter au garçon quelques-unes des salles remplies d’objets fantastiques et les entraîna dans une conversation superficielle et agréable sur leur descente du Glayge, les actuels projets de construction au Château, les activités de lady Varaile, et ainsi de suite. Tout cela était charmant et totalement différent du déroulement auquel Prestimion s’était attendu pour cette visite.
Taradath n’était plus intimidé. Il semblait à présent considérer le Pontife comme un gentil vieux grand-père.
— Ces hommes étaient-ils tous Pontifes ? demanda-t-il, en montrant la longue rangée de médaillons peints sur le haut du mur.
— En effet, répondit Confalume. Voici Prankipin, vous vous en souvenez, bien entendu, n’est-ce pas, Prestimion ?… Gobryas, qui est venu juste avant lui… Avinas… Kelimiphon… Amyntir…, continua-t-il, donnant sans difficulté un nom à chaque portrait. Dizimaule… Kanaba… Sirruth… Vildivar…
Écoutant Confalume énumérer la liste de ses prédécesseurs sur des milliers d’années, Prestimion se sentit humble devant l’immensité de l’histoire, cette grande arche montant en flèche et disparaissant dans le brouillard des mythes, dans laquelle on trouverait, dans une fin désormais ancrée dans le présent, pas moins que sa propre personne.
La plupart de ces hommes n’étaient guère plus que des noms pour Prestimion. Les hauts faits des Pontifes Kanaba, Sirruth et Vildivar n’étaient plus connus que des seuls historiens. Quant aux plus récents, Gobryas, Avinas, Kelimiphon, oui, il connaissait deux ou trois faits à leur sujet, bien que d’après toutes les sources ils aient été de médiocres souverains. Le monde avait connu des moments difficiles sous le règne mal inspiré d’hommes tels que Gobryas et Avinas. Mais Prestimion, levant les yeux vers la longue succession de visages, prit soudain conscience de faire partie d’une dynastie moderne extraordinaire. Prankipin, là-haut, Coronal pendant une vingtaine d’années et Pontife pendant quarante-trois, avait hérité de son prédécesseur, Gobryas, un monde faible et agité, et par de sages mesures et un gouvernement dynamique l’avait ramené à son ancienne grandeur. Si, vers la fin, il avait succombé à la folie de la sorcellerie et laissé le monde fourmiller de sorciers, eh bien, c’était un défaut pardonnable pour un homme qui avait tant accompli. Puis venait Confalume, pas encore représenté sur le mur, mais un homme bien vivant, Pontife ces vingt dernières années, et Coronal quarante-trois autres auparavant, qui avait construit sur les glorieuses fondations de Prankipin et veillé à ce que la prospérité se généralise encore davantage pour les quinze milliards d’habitants de Majipoor. Lui aussi devrait se faire pardonner sa passion pour la magie, ce ne serait pas difficile, pensa Prestimion.
Et c’était à présent au tour de Prestimion de Muldemar, actuellement lord Prestimion, un jour Pontife. Serait-il jugé digne successeur du grand Prankipin et du magnifique Confalume ? Peut-être. Majipoor florissait sous sa conduite. Il avait commis des erreurs, oui, mais Prankipin aussi, et Confalume également. Sa plus grande réussite avait été d’éviter au monde d’être mal gouverné par Korsibar ; mais personne n’en saurait jamais rien. Avait-il accompli autre chose de louable ? Assurément, il espérait que oui ; mais lui moins que tout autre ne pouvait le savoir. Il était encore jeune, cependant. Il pourrait finalement, tel était son souhait le plus vif, figurer aux côtés de ces deux architectes d’un âge d’or.
— Et voilà Stiamot ? demanda Taradath.
— Il est plus loin dans la rangée, mon garçon. Naturellement, l’artiste a dû deviner à quoi il ressemblait, mais il est là. Ici… que je te montre…
Étonnamment alerte, boitant juste un peu de la jambe gauche, celle atteinte, Confalume se dirigea en traînant les pieds vers l’autre bout de la pièce. Prestimion le regarda passer de portrait en portrait avec Taradath, rappelant le nom des premiers empereurs.
Le garçon resta là-bas, observant solennellement les visages des Pontifes qui avaient gouverné le monde un millier d’années avant la naissance de Stiamot lui-même. Confalume, revenant à l’endroit où Prestimion était encore assis, remplit de nouveau leurs verres et dit à voix basse, sur un ton confidentiel ;
— La véritable raison pour laquelle vous vous êtes précipité ici est que vous pensiez que j’étais mourant, n’est-ce pas ? Vous vouliez constater de vos propres yeux mon état de santé.
— J’ignore ce que je pensais. Mais les nouvelles venant du Labyrinthe à votre sujet étaient vraiment inquiétantes. Il semblait approprié de vous rendre visite. Un homme de votre âge, subissant une attaque…
— En réalité, j’ai bien cru que j’allais mourir, lorsque c’est arrivé. Mais seulement sur le moment. Je suis loin d’être fini, Prestimion.
— Pourvu que ce soit vrai.
— Dites-vous cela dans mon intérêt ou dans le vôtre ? demanda le Pontife.