— Vous rendez-vous compte à quel point c’est injuste ?
— Mais c’est réaliste, n’est-ce pas ? Vous n’avez aucune envie d’être déjà Pontife, rit Confalume.
Prestimion lança un regard prudent vers Taradath, qui se trouvait quasiment au bout de la salle, à présent, probablement hors de portée de voix.
— Tout Majipoor vous souhaite une bonne santé et une longue vie, Votre Majesté. Je ne suis pas une exception. Mais je vous assure que si le Divin choisissait de vous emporter demain, je suis à tous égards prêt à faire ce que l’on attendra de moi, répondit-il avec un rien d’irritation.
— L’êtes-vous ? Eh bien, oui, vous dites l’être, et j’imagine que je dois le prendre pour argent comptant.
Le Pontife ferma les yeux. Il sembla considérer quelque lointain recoin du temps. Prestimion étudia le léger pouls perceptible dans les veines des paupières du vieillard, et attendit un moment, puis un autre. S’était-il endormi ? Mais, brusquement, Confalume le regarda à nouveau, son vif regard gris toujours aussi pénétrant.
— Je me rappelle avoir été assis ici même avec vous, il y a longtemps, lors de votre première visite après être devenu Coronal, et vous avoir déclaré qu’au bout d’une quarantaine d’années de travail, vous seriez tout à fait disposé à vous installer au Labyrinthe. Vous en souvenez-vous ?
— Oui.
— Vous êtes à la moitié de ces quarante ans, maintenant. Vous devez donc être au moins à moitié sincère lorsque vous déclarez être prêt à me remplacer. Mais n’ayez crainte, Prestimion. Il reste encore vingt ans à attendre.
Confalume désigna le dessus de table qui supportait sa collection d’instruments astrologiques.
— Il se trouve que j’ai établi mon horoscope pas plus tard que la semaine dernière. À moins d’une sérieuse erreur dans mes calculs, je vais vivre jusqu’à cent dix ans. J’aurai le règne le plus long de toute l’histoire des Pontifes de Majipoor. Qu’en dites-vous, Prestimion ? Vous êtes soulagé, n’est-ce pas ? Avouez-le ! Vous l’êtes ! Du moins, vous l’êtes en ce moment… Car je vous le dis, mon jeune ami, d’ici à ce que je fasse le voyage jusqu’à la Source, vous en aurez plus qu’assez d’être Coronal. Vous ne regretterez pas de quitter le Château. Le moment viendra où vous serez impatient de devenir Pontife, croyez-moi. Vous serez plus que prêt à vous retirer au Labyrinthe, croyez-moi, plus que prêt !
Sur le chemin du retour, sur le Glayge, Prestimion réfléchit aux paroles de Confalume. Il devait admettre qu’il s’était trompé lui-même, faute d’avoir trompé les autres, en prétendant être totalement prêt à accepter le Pontificat. Son soulagement en trouvant, de façon inespérée, Confalume dans une si grande forme en était la preuve irréfutable. C’était un répit, un répit incontestable ; ce qui signifiait qu’il considérait toujours le fait de devenir Pontife comme une condamnation inflexible et inexorable, plutôt qu’en terme de devoir. Toutefois, il doutait fort de la valeur des calculs astrologiques de Confalume, de toute évidence, le prochain changement de souverain aurait lieu d’ici quelques années.
Il ne pouvait nier que son humeur était nettement plus légère, à présent. Ce qui lui apprenait tout ce qu’il avait besoin de savoir quant à ses protestations appuyées de sa disposition à la vie au Labyrinthe.
Avant de partir pour le Château, il emmena Taradath dans une brève visite de la cité. Le garçon avait déjà vu nombre de merveilles dans sa courte vie, mais l’étrangeté du Labyrinthe ne ressemblait à rien d’autre au monde, ces vastes salles remplies d’échos, à l’architecture bizarre, qui se trouvaient si loin de la surface.
— Le Bassin des Rêves, c’est son nom, dit Prestimion en désignant l’eau calme et verdâtre dans les profondeurs de laquelle apparaissaient et disparaissaient constamment des images mystérieuses, parfois d’une beauté surnaturelle, d’autres aussi repoussantes qu’un cauchemar, des scènes éphémères totalement différentes les unes des autres. Nul ne sait comment il fonctionne. Ni même quel Pontife l’a installé là.
La Place des Masques, où d’énormes têtes sans corps, aux yeux aveugles, s’élevaient sur des tiges de marbre. La Cour des Pyramides, avec ses milliers de monolithes blancs très rapprochés, sans objet, inexplicables. La Salle des Vents, où un air froid sortait subitement en grandes rafales de grilles de pierre, bien que l’on soit très loin sous terre. La Cour des Globes… Le Cabinet des Épées Flottantes… La Chambre des Miracles… Le Temple des Dieux Inconnus…
Le jour suivant, Prestimion et son fils prirent l’ascenseur rapide vers la surface et retournèrent à l’Entrée des Eaux, où les attendait la barge royale pour les remmener par le fleuve jusqu’au Château. Mais ils n’avaient atteint que Mauril, à trois jours au nord du Labyrinthe, lorsqu’ils furent rattrapés par un bateau rapide portant le drapeau pontifical.
Le messager qui monta à bord n’eut que deux mots à dire pour que Prestimion comprenne ce qui s’était passé.
— Votre Majesté…
C’était la façon de s’adresser à un Pontife. Le reste ne vint que trop vite. Confalume était mort, très soudainement, d’une seconde attaque. Prestimion devait retourner au Labyrinthe présider aux derniers rites et prendre la succession en tant que Pontife.
13
La ressemblance était ahurissante, songea Mandralisca.
Venghenar Barjazid, celui qui était mort, aux machines démoniaques qui permettaient de contrôler l’esprit, avait été un petit homme à l’air mauvais, dont les yeux n’étaient pas tout à fait de taille ni de couleur identiques, ils n’étaient d’ailleurs pas disposés au même niveau sur son visage, dont les lèvres, de travers du côté gauche, dessinaient un perpétuel sourire narquois, dont la peau sombre, boucanée et épaissie par une vie d’exposition au soleil implacable de Suvrael, était ridée et plissée comme celle du canavong.
Mandralisca trouva ce nouveau Barjazid tout aussi joliment repoussant que son frère aîné l’avait été. Une intuition puissante lui apprit, au premier coup d’œil, qu’il venait de trouver un allié important dans la lutte pour le contrôle du monde qui se profilait.
Celui-ci était d’apparence tout aussi méprisable et décharnée, le visage aussi déplaisant que son défunt frère. Ses yeux aussi étaient dépareillés et mal alignés, et avaient le même éclat dur, ses lèvres étaient également déformées en une grimace railleuse ; lui aussi avait la peau plissée et noircie de qui a vécu trop longtemps sur l’aride Suvrael brûlée par le soleil. Il avait l’air un tantinet plus grand que Venghenar, peut-être, et un peu moins sûr de lui. Mandralisca supposa qu’il avait la cinquantaine ; plus âgé désormais que Venghenar ne l’était lorsqu’il avait apporté l’ensemble de ses appareils à Dantirya Sambail.
Et lui aussi semblait avoir apporté de la marchandise. Il était entré dans la pièce avec une valise de toile aux empiècements de cuir, informe, pleine à craquer, usée au milieu, qu’il posa avec grand soin à côté de lui en prenant le siège que Mandralisca lui proposait. Mandralisca lança un rapide coup d’œil oblique à la valise. Les objets devaient s’y trouver, il en était certain ; une nouvelle collection de jouets utiles que le Barjazid avait apportés pour les lui vendre.
Mais Mandralisca n’avait pas pour habitude de se presser pour engager de quelconques négociations. Il était primordial, pensait-il, de déterminer d’abord qui aurait l’avantage. Et ce serait celui qui aurait la plus grande volonté de retarder l’entrée dans le vif du sujet.
— Votre Grâce, dit Barjazid avec une petite révérence obséquieuse. Quel plaisir de vous rencontrer enfin ! Feu mon frère m’a dit le plus grand bien de vous.