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— Nous avons bien travaillé ensemble, en effet.

— Mon plus fervent espoir est que vous en disiez autant de moi.

— Le mien également… Comment avez-vous su où me trouver ? Et pourquoi pensiez-vous que j’aurais des raisons de vouloir vous recevoir ?

— En réalité, je croyais que vous étiez mort depuis longtemps, ce même jour où mon frère est mort à Stoienzar. Puis la nouvelle m’est parvenue que vous vous étiez échappé, et étiez sain et sauf, vivant quelque part dans la région.

— La nouvelle de ma situation est parvenue jusqu’à Suvrael ? demanda Mandralisca. Je trouve cela surprenant.

— Les nouvelles voyagent. Votre Grâce. Et je sais également comment obtenir des renseignements. J’ai appris que vous étiez là, au service des cinq fils de l’un des frères du Procurateur, et qu’ils pourraient envisager de recouvrer l’autorité sur Zimroel, que leur célèbre oncle avait autrefois cédée ; et j’ai eu l’impression que je pourrais vous assister dans cette entreprise. Je vous ai donc envoyé un message en ce sens.

— Et vous avez pris tout votre temps pour venir ici, continua Mandralisca. Votre lettre indiquait que vous seriez là il y a un an, quasiment. Que s’est-il passé ?

— Il y a eu des retards sur le chemin, dit Khaymak Barjazid.

La réponse rapide sembla un peu trop désinvolte à Mandralisca.

— Vous devez comprendre, Votre Grâce, que la route est longue de Suvrael jusqu’ici.

— Pas longue à ce point. J’ai interprété votre lettre comme une volonté de me rencontrer immédiatement. Manifestement, je me suis trompé.

Barjazid le jaugea du regard. Le bout de sa langue apparut un instant, dardant comme celle d’un serpent.

— Je suis passé par Alhanroel, Votre Grâce, dit-il doucement. Le calendrier de la navigation facilitait ce trajet. De plus, j’ai un neveu, mon seul parent vivant, au service du Coronal sur le Mont du Château. Je voulais le revoir avant de venir ici.

— Le Mont du Château, si je me souviens bien, est à plusieurs milliers de kilomètres du port le plus proche.

— Le Mont du Château n’était pas sur le chemin, je l’admets. Mais je n’avais pas eu le plaisir de parler au fils de mon frère depuis de nombreuses années. Si je dois vous faire allégeance, ici à Zimroel, comme c’est mon espoir, je n’en aurai sans doute plus l’occasion.

— J’ai entendu parler de ce neveu, fit Mandralisca. Il était aussi au courant de la visite de Khaymak Barjazid au Mont du Château ; mais l’homme avait marqué un bon point en le révélant de lui-même. Mandralisca joignit les mains et regarda Barjazid d’un air songeur au-dessus de ses doigts.

— Votre neveu a trahi son propre père, n’est-ce pas ? C’est grâce à l’aide inestimable de votre neveu que Prestimion a pu affaiblir Dantirya Sambail, et le rendre vulnérable à l’attaque qui a coûté la vie au Procurateur. On pourrait même dire que la mort de votre frère dans cette même bataille était de la responsabilité directe de votre neveu. Quelle sorte d’amour pouvez-vous ressentir pour une telle personne, parente ou pas ? Pourquoi vouliez-vous lui rendre visite ?

Barjazid se tortilla, mal à l’aise.

— Dinitak n’était qu’un enfant lorsqu’il a fait cela. Il était sous l’influence du prince Dekkeret, et s’est laissé emporter par un élan d’enthousiasme juvénile envers lord Prestimion, ce qui a eu des conséquences que je sais qu’il n’aurait pu prévoir. Je voulais découvrir si, au cours des années écoulées, il s’était aperçu de ses erreurs : si une réconciliation était possible entre nous.

— Et… ?

— Il était stupide de ma part de croire une telle chose. Il est toujours l’homme de Prestimion et de Dekkeret, jusqu’au bout des ongles. Il leur appartient corps et âme. J’aurais dû savoir que je ne pouvais pas attendre de lui le moindre sens de la famille. Il a même refusé de me voir.

— Que c’est triste, fit Mandralisca sans même essayer de prendre un ton compatissant. Vous avez fait tout ce chemin pour aller au Château pour rien !

— Monsieur, je n’ai pas pu aller au-delà de High Morpin. Sur l’ordre explicite de mon neveu, on m’a interdit d’approcher davantage du Château.

Une histoire très touchante, pensa Mandralisca. Mais pas entièrement convaincante.

Il était assez facile de trouver une explication plus plausible au long détour de Khaymak Barjazid jusqu’au Mont du Château. Vraisemblablement, l’idée lui était venue, après avoir décidé de proposer ses services aux Cinq Lords, qu’il pourrait peut-être obtenir un meilleur prix ailleurs. Il était incontestable que cet homme transportait des marchandises de valeur dans cette valise usée. Il était tout aussi évident qu’il cherchait à les vendre au plus offrant ; et les poches les mieux remplies de la planète étaient celles de lord Prestimion.

Si Dinitak Barjazid avait consenti à écouter cinq petites minutes les cajoleries de son oncle, cette conversation n’aurait pas lieu, Mandralisca le savait. Il est heureux pour nous, se dit-il, que le jeune Barjazid ait le bon goût de ne rien vouloir avoir à faire avec son oncle peu recommandable.

— Une aventure malheureuse, déclara-t-il. Mais au moins, vous ne l’aurez pas sur la conscience. Et maintenant… peut-être un peu plus tard que je ne pensais que vous le feriez… vous vous manifestez, enfin, ici.

— Personne ne regrette plus que moi ce retard, Votre Grâce. Mais, en effet, je suis là, dit-il en souriant, révélant une rangée de vilains chicots. Et j’ai apporté avec moi certains objets auxquels je faisais allusion dans ma lettre.

Mandralisca jeta un nouveau regard vers la valise.

— Qui sont là-dedans ?

— Oui.

Il prit cela comme le signal qu’il attendait.

— Très bien, mon ami. Pensez-vous que nous soyons arrivés au moment de commencer à parler affaires ?

— Nous avons déjà commencé, Votre Grâce, répondit calmement Khaymak Barjazid, sans faire un mouvement vers la valise.

Mandralisca lui accorda quelques points pour cela. Barjazid connaissait aussi les dangers d’un trop grand empressement, et testait sa capacité à faire attendre Mandralisca. Il était rare qu’il se laisse ainsi dominer.

Très bien. Il concéderait cette petite victoire à Barjazid. Il attendit, sans rien ajouter.

De nouveau, le bout de la langue sortit rapidement.

— Vous savez, je pense, qu’avant que mon regretté frère n’entre au service du Procurateur Dantirya Sambail, il était guide à Suvrael, entre autres professions. Auparavant, il avait passé quelques années au Château, en tant qu’aide du duc Svor de Tolaghai, un ami proche de Prestimion, qui n’était alors que prince de Muldemar. À cette époque, au Château, il y avait aussi un Vroon du nom de Thalnap Zelifor, qui…

Mandralisca ressentit une bouffée d’irritation. Voilà qui dépassait les bornes. Ayant pris l’avantage, Barjazid se délectait trop manifestement de son contrôle de la conversation.

— Où nous ramène toute cette histoire ? demanda-t-il. Jusqu’à lord Stiamot, c’est cela ?

— Si vous voulez m’accorder votre indulgence encore un moment, monsieur.

De nouveau, il s’autorisa à se taire. Il y avait une onctuosité prodigieuse dans la formulation de Barjazid qui forçait l’admiration de Mandralisca. Cet homme était un adversaire à la hauteur.

Barjazid continua, imperturbable :

— Si vous êtes déjà au courant de ces sujets, pardonnez-moi. Je veux seulement clarifier mon propre rôle dans les affaires de mon frère, qui ne vous sont peut-être pas familières.

— Allez-y.

— Permettez-moi de vous rappeler que ce Thalnap Zelifor, sorcier de profession, ainsi que le sont généralement les gens de son peuple, fabriquait des appareils capables de pénétrer les secrets de l’esprit d’une personne. Prestimion, lorsqu’il devint Coronal, exila le Vroon pour une raison ou une autre à Suvrael, et confia à mon frère le soin de l’y escorter. Malheureusement, le Vroon mourut en route ; mais il avait eu la bonté de donner d’abord à mon frère des instructions dans l’art d’utiliser ses appareils, qu’il avait pour la plupart emportés du Château.