— Jusque-là vous ne m’apprenez rien de nouveau.
— Mais vous n’aurez sans doute pas su que, ayant un certain don pour les sciences mécaniques, j’ai aidé mon frère à expérimenter ces machines et à comprendre leur fonctionnement. Plus tard, j’en ai même conçu des modèles améliorés. Tout ceci se passait dans la cité de Tolaghai, à Suvrael, il y a de nombreuses années. Puis survint l’épisode… peut-être le connaissez-vous, monsieur… où le prince Dekkeret, alors tout jeune homme et pas encore prince, se rendit à Suvrael et fit une rencontre plutôt désagréable avec mon frère et son fils, qu’il conduisit au Château en tant que prisonniers, avec la plupart des équipements lisant dans les esprits.
— Votre frère me l’a dit, oui.
— De même, vous savez que mon frère, s’échappant du Château, s’enfuit dans l’ouest d’Alhanroel et fit cause commune avec Dantirya Sambail.
— Oui, dit Mandralisca. J’étais présent quand il arriva. J’étais également là quand Prestimion, utilisant un de ces appareils que lui avait apporté votre neveu Dinitak, permit à une armée, sous le commandement de Gialaurys et Septach Melayn, de localiser notre camp et de tuer à la fois le Procurateur et votre frère, et, il s’en fallut de peu, moi aussi. Les appareils lisant dans les esprits tombèrent tous entre les mains de Prestimion. J’imagine qu’il les garde en sécurité quelque part dans le Château.
— Très vraisemblablement, oui.
À nouveau, Mandralisca jeta un regard, plus appuyé cette fois, sur la valise abîmée et pleine à craquer de Khaymak Barjazid. Le récit de l’histoire ancienne avait assez duré : le petit homme sournois poussait son avantage trop loin. Mandralisca ne se laisserait pas manipuler plus longtemps.
— C’est un prologue suffisant, je pense, dit-il d’une voix brusque et froide. De nombreuses tâches m’attendent aujourd’hui. Montrez-moi ce que vous avez pour moi. Maintenant.
Barjazid sourit. Il posa la valise sur ses genoux et l’ouvrit. Il en sortit une liasse de parchemins qu’il déroula et étendit sur le couvercle ouvert.
— Ce sont les plans originaux des différents appareils de Thalnap Zelifor qui permettent de contrôler les esprits. Ils sont restés en ma possession à Suvrael depuis que mon frère a été emmené prisonnier au Mont par Dekkeret.
— Puis-je les voir ? demanda Mandralisca en tendant la main.
— Bien sûr. Votre Grâce. Voici les schémas de trois modèles successifs de l’appareil, chacun d’une puissance supérieure au précédent. Ceci est le premier. Voilà celui que mon neveu déroba et livra à lord Prestimion pour qu’il l’utilise contre mon frère. Et celui que mon frère lui-même portait, lors de la bataille finale où Prestimion perça ses défenses.
Mandralisca feuilleta les parchemins. Barjazid ne risquait rien en les lui montrant : ils n’avaient aucun sens pour lui.
— Et ceux-là ? demanda-t-il en désignant d’autres feuilles encore dans les mains de Khaymak Barjazid.
— Les plans de nouveaux modèles, encore plus puissants, dont je parlais il y a un moment. Au cours des années passées, j’ai continué à jouer avec les concepts de base du Vroon. Je crois avoir réalisé des progrès importants dans le domaine de la technique.
— Vous croyez seulement ?
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de faire les tests.
— De peur d’être repéré par les gens de Prestimion ?
— En partie, oui. Mais aussi… ces appareils coûtent très cher à fabriquer, monsieur… Vous devez garder à l’esprit que je ne suis pas un homme riche…
— Je vois.
On les invitait à financer les recherches de Barjazid.
— Donc, la vérité est que vous n’avez pas de modèle en état de fonctionnement.
— J’ai ceci, fit Barjazid, sortant un piètre casque métallique de sa valise.
C’était une dentelle chatoyante de délicats fils rouge et or tressés ensemble, avec une triple rangée de cordons plus épais en bronze sur le sommet. Sa conception était beaucoup plus simple que les souvenirs qu’avait Mandralisca de celui porté par l’autre Barjazid lors de l’ultime bataille de Stoienzar. Probablement, en partie, parce que la conception était plus subtile. Mais cet objet semblait trop simple. Il paraissait incomplet, inachevé.
— Que peut-on en faire ? demanda Mandralisca.
— Sous sa forme actuelle ? Rien. Les connexions nécessaires ne sont pas encore en place.
— Et si elles l’étaient ?
— Si elles l’étaient, le porteur de ce casque pourrait atteindre n’importe qui sur la planète, et lui glisser des rêves dans l’esprit. Des rêves très puissants, Votre Grâce. Des rêves effrayants. Des rêves douloureux, s’il le voulait. Des rêves qui briseraient la volonté d’une personne. Qui la feraient se jeter à terre et implorer grâce.
— Vraiment, fit Mandralisca.
Il promena ses doigts sur le réseau de dentelle, l’explorant, le caressant. Il le mit sur sa tête, le déploya, remarquant à quel point il était léger, à peine perceptible. Il l’enleva et le plia une fois, puis deux jusqu’à ce qu’il tienne dans son poing fermé. Il le soupesa dans le creux de sa main. Il eut un signe de tête appréciateur, mais ne dit rien. Une minute passa, peut-être plus.
Khaymak Barjazid observa toute la scène avec ce que l’on ne pouvait interpréter autrement que comme une inquiétude et une angoisse croissantes.
— Pensez-vous avoir l’utilité d’un tel appareil, Votre Grâce ? demanda-t-il enfin.
— Oh oui ! Oui, certainement. Mais fonctionnera-t-il ?
— On peut le mettre en état de marche. Tous les instruments décrits sur ces plans peuvent être mis en œuvre. Il faut simplement de l’argent.
— Oui, bien sûr.
Mandralisca se leva, se dirigea vers la porte, s’arrêta pour regarder longtemps l’éclat du matin dans le désert. Il faisait doucement passer le casque de Barjazid d’une main à l’autre. Quelle impression cela procurerait-il, se demandait-il, de pouvoir envoyer des rêves à ses ennemis ? Des rêves douloureux, avait dit Barjazid. Des cauchemars. Pires que des cauchemars. Une ribambelle d’images terrifiantes. Des choses voletant, suspendues à de fins fils métalliques. Une armée sans fin de gros insectes noirs marchant sur le sol, leurs pattes bruissant horriblement. Des doigts transparents chatouillant les canaux de l’esprit. De lentes spirales de peur à l’état pur figeant et déformant l’esprit torturé. Et… peu à peu… un sanglot, un gémissement, une supplique de grâce…
— Accompagnez-moi dehors, dit-il à Barjazid par-dessus son épaule, sans le regarder.
Ils avancèrent sur la falaise, jusqu’à un point d’où l’on pouvait voir au loin plusieurs des dômes des palais des Lords.
— Savez-vous ce que sont ces édifices ? demanda Mandralisca.
— Ce sont les résidences des Cinq Lords. Le garçon qui m’a conduit ici me l’a dit.
— Ainsi, vous savez qu’ils se font appeler les Cinq Lords ? Que savez-vous d’autre à leur sujet ?
— Qu’ils sont les fils de l’un des frères de Dantirya Sambail. Qu’ils ont dernièrement revendiqué le pouvoir de certains secteurs du cœur de Zimroel. Qu’ils ont pris le titre de Lords de Zimroel.