Ce n’était pas encore arrivé, cependant. Aucun nouveau bulletin n’était parvenu du Labyrinthe depuis qu’il avait reçu le message le rappelant de Normork. Septach Melayn, le premier membre du Conseil qu’il rencontra après être entré dans le Château Intérieur, fut celui qui le lui apprit.
L’escrimeur aux longues jambes l’attendait sur le petit square devant le Trésor de Prankipin, au sommet des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches.
— Vous avez fait vite, Dekkeret ! Nous ne vous attendions pas avant demain.
— Je suis parti dès que j’ai eu le message. Où est Prestimion ?
— Sur le Glayge, à mi-chemin du Labyrinthe, j’espère. Il est revenu en coup de vent de Fa, dès que nous avons reçu la nouvelle, a passé environ trois minutes avec lady Varaile, et est reparti aussitôt en direction du sud. Il veut présenter ses respects au vieux Confalume pendant qu’il le peut encore, voyez-vous. Je suis surpris que vous ne l’ayez pas croisé en route.
— Donc Confalume est toujours…
— En vie ? Pour autant que nous le sachions, oui, répondit Septach Melayn. Bien entendu, il faut un tel temps pour que nous apprenions ici ce qui se passe là-bas. Phraatakes Rem dit que l’attaque n’était pas grave.
— Pouvons-nous lui faire confiance ? Il est dans son intérêt de prétendre le plus longtemps possible que son maître le Pontife est toujours aux commandes. Je connais des cas où la mort du Pontife a été dissimulée pendant des semaines. Des mois.
— Que puis-je répondre à cela, mon garçon ? fit Septach Melayn avec un haussement d’épaules. Pour ma part, je préférerais que Confalume soit encore Pontife les cinquante prochaines années. Je comprends que vous puissiez avoir une tout autre position à ce sujet.
— Non, dit Dekkeret en saisissant le poignet de Septach Melayn et rapprochant son visage tout près de celui de son aîné.
Il était l’un des très rares princes du Château à n’être pas loin d’égaler la taille de Septach Melayn.
— Non, répéta-t-il, d’une voix basse, sombre. Vous vous trompez totalement, Septach Melayn. Si le Divin veut que je sois Coronal un jour, eh bien, je suis prêt à cette tâche, quelle que soit la date à laquelle je doive la remplir. Mais je ne désire aucunement qu’elle arrive avant l’heure. Quiconque pense le contraire commet une grave erreur.
— Tout doux, Dekkeret ! dit en souriant Septach Melayn. Je n’avais pas l’intention de vous offenser, en aucune façon. Venez, je vous accompagne à votre appartement, afin que vous puissiez vous rafraîchir après ce voyage. Le Conseil se réunira plus tard dans l’après-midi, dans la salle du trône de Stiamot. Vous devriez y assister, si vous le voulez.
— J’y serai, déclara Dekkeret.
Mais ce fut une réunion sans intérêt, inutile. Qu’y avait-il à dire ? Les plus hauts niveaux du gouvernement étaient paralysés. Le Pontife avait eu une attaque, était peut-être sur le point de mourir, voire même déjà mort. Le Coronal était parti pour le Labyrinthe, comme il convenait, se tenir au chevet du monarque suprême. Dans les deux capitales, les fonctions habituelles de la bureaucratie continuaient comme à l’ordinaire, mais les ministres qui en étaient chargés se trouvaient en stase, ne sachant, d’un jour à l’autre, combien de temps s’écoulerait avant qu’ils ne quittent leur poste.
Sans véritables informations à partir desquelles travailler, les membres du Conseil ne pouvaient que reformuler noblement leur espoir que le Pontife retrouve ses facultés et poursuive son long et glorieux règne. Mais l’incertitude s’affichait sur tous les visages. Lorsque Confalume mourrait, certains de ces hommes se verraient demander de rejoindre le gouvernement du nouveau Pontife dans le Labyrinthe, et d’autres, ignorés par le Coronal entrant, seraient contraints à prendre leur retraite après de nombreuses années dans les ressorts du pouvoir. Les deux possibilités présentaient leurs propres problèmes ; et personne ne pouvait être certain de ce qui lui serait offert.
Tous les regards étaient tournés vers Dekkeret. Mais Dekkeret devait prendre en compte son propre destin. Il parla peu pendant la réunion. Il était de son devoir de se taire, pendant cette période ambiguë. Un Coronal-désigné et un Coronal sont deux choses très différentes.
Lorsque ce fut terminé, il se retira dans ses appartements privés. Il avait une suite agréable, en aucun cas la plus grandiose ; mais elle avait été assez bien pour Prestimion lorsqu’il était Coronal-désigné, et Dekkeret la trouvait plus qu’acceptable. Les pièces étaient grandes et bien disposées, et, derrière les grandes fenêtres aux nombreuses facettes incurvées, œuvre d’habiles artisans de Stee, la vue sur l’abysse qui longeait cette aile du Château, appelé Plongeon de Morpin, était spectaculaire.
Il rencontra brièvement son personnel : Dalip Amrit, l’ancien professeur plein de tact de Normork, qui était son secrétaire personnel, le compétent et hyperactif Singobinda Mukund, le chef de la domesticité, un homme de Ni-moya au visage rubicond, et la comtesse Auranga de Bibiroon, qui faisait office d’hôtesse, en l’absence d’une épouse. Ils lui rapportèrent les événements survenus pendant son absence du Château. Puis il les renvoya et se glissa avec gratitude dans sa grande baignoire de marbre noir de Khyntor, pour un long bain tranquille avant le dîner. Il avait l’intention de manger seul et de se coucher tôt. Mais il avait à peine revêtu son peignoir, en sortant du bain, que Dalip Amrit lui transmit que lady Varaile requérait sa présence à dîner dans la résidence royale de la Tour de lord Thraym, s’il n’avait pas d’autre projet.
On ne traitait pas à la légère les invitations de l’épouse du Coronal. Dekkeret enfila une tenue de soirée, pourpoint doré à taille basse, étroites chausses violettes à rayures en velours, et se présenta ponctuellement à la salle à manger royale.
Il était, semblait-il, le seul invité. Il en fut légèrement surpris ; il croyait trouver Septach Melayn, peut-être, ou le prince Teotas et lady Fiorinda, ou d’autres membres du cercle intime de la cour. Mais seule Varaile l’attendait, si simplement vêtue d’une longue tunique verte et d’une blouse jaune aux manches larges qu’il se sentit confus d’être habillé si cérémonieusement.
Elle lui présenta sa joue. Lady Varaile et lui avaient toujours été bons amis. Elle n’avait pas plus d’un an ou deux de plus que lui, et, comme lui, avait été brusquement élevée de la condition de roturière à une place au milieu des dames et seigneurs du Château. Mais elle était née riche et privilégiée, fille de Simbilon Khayf, l’extrêmement prospère banquier de la grande cité de Stee, alors que lui-même n’était que le fils d’un infortuné vendeur ambulant ; Dekkeret avait ainsi considéré Varaile comme une personne évoluant facilement et confortablement parmi l’aristocratie du Mont, alors que lui avait dû apprendre lentement, et avec grandes difficultés, à maîtriser cette attitude, comme on étudie les mathématiques avancées.
Au-dessus de coupes de dattes brun doré de Sippulgar et de lait chaud mélangé à du cognac rouge de Narabal, elle s’enquit aimablement de sa visite à Normork. Elle parla avec affection de sa mère, qu’elle aimait beaucoup ; et lui apprit quelques petits commérages du Château qui lui étaient venus aux oreilles pendant son absence, des histoires mouvementées, mais sans importance, de liaisons compliquées impliquant des hommes et femmes de la cour qui, à leur âge, auraient dû être plus avisés. On eût dit que rien d’inhabituel ne s’était produit dernièrement dans le monde.
Puis elle demanda, alors qu’un plat de quaal, poisson à la chair pâle, mitonné dans du vin doux, était servi :
— Vous savez, bien entendu, que Prestimion est allé au Labyrinthe ?