— Septach Melayn me l’a appris cet après-midi. Le Coronal sera-t-il absent longtemps ?
— Aussi longtemps qu’il le faudra, je pense, dit Varaile en posant sur lui ses grands yeux sombres luisant d’une intensité soudaine et inattendue. Cette fois-ci, il reviendra au Château quand il aura terminé. Mais la prochaine fois qu’il s’y rendra…
— Oui. Je sais, madame.
— Vous n’avez aucune raison d’être aussi affligé. Pour vous, ce sera l’appel de la grandeur, Dekkeret. Mais pour moi… pour lord Prestimion… pour nos enfants…
Elle le regarda d’un air de reproche. Il fut frappé par cette injustice : le croyait-elle insensible au point de ne pas comprendre le côté fâcheux de sa situation ? Mais par amitié pour elle, il garda un ton doux.
— Toutefois, en réalité, Varaile, la mort du Pontife signifie la même chose pour nous tous : le changement. Un changement gigantesque et incompréhensible. Vous et vos proches partirez pour le Labyrinthe ; je ceindrai une couronne et prendrai place sur le trône de Confalume. Pensez-vous que ce qui va survenir me cause moins d’appréhension qu’à vous ?
Elle s’adoucit un peu.
— Nous ne devrions pas nous quereller, Dekkeret.
— Sommes-nous en train de le faire, madame ?
Elle ne répondit pas à cette question.
— La tension créée par ces inquiétudes nous met tous deux à cran. Je voulais que ce soit une visite amicale. Car nous sommes amis, n’est-ce pas ?
— Vous savez que oui.
Il tendit la main vers le flacon de vin pour remplir leurs verres. Elle voulut le prendre au même moment et leurs mains se heurtèrent, le flacon bascula. Dekkeret le rattrapa juste avant qu’il ne se renverse. Ils rirent tous deux de cette maladresse provoquée par l’agitation actuelle, et leur rire mit fin, momentanément, aux tensions qui avaient surgi entre eux.
Elle avait raison, reconnut Dekkeret. Elle devait faire face à l’énorme sacrifice de renoncer à un décor familier et beau pour aller vivre dans un endroit lointain et désagréable. Lui, en revanche, accéderait au poste qui lui apporterait célébrité et gloire, celui pour lequel il se préparait depuis dix ans et plus. Comment pouvait-on, réellement, comparer leurs situations ? Il se dit qu’il devait être plus gentil avec elle.
— Nous devrions parler d’autre chose, dit-elle. Avez-vous discuté avec lady Fulkari depuis votre retour au Château ?
Dekkeret trouva le changement de sujet malencontreux.
— Pas encore. Y a-t-il une raison particulière pour laquelle je le devrais ? demanda-t-il d’une voix telle que Varaile parut troublée.
— Eh bien, seulement que… elle est impatiente de vous voir. Et je pensais que vous… étant parti depuis plus d’une semaine…
— Seriez tout aussi impatient de la voir, termina Dekkeret, lorsqu’il sembla évident que Varaile ne le pouvait, ou ne le voulait pas. Eh bien, oui, je le suis ! Évidemment. Mais tout d’abord, j’ai besoin d’un peu de temps pour me reprendre. Si vous ne m’aviez fait appeler ce soir, j’aurais passé la soirée seul, à me reposer, réfléchir à l’avenir, et songer à mes responsabilités prochaines.
— Je vous prie de m’excuser de vous avoir tiré de vos méditations, dans ce cas, dit-elle, d’une voix dont on ne pouvait se méprendre sur l’acidité. J’ai été très claire sur le fait que vous ne deviez venir que si vous n’aviez pas d’autres projets pour la soirée. Je pensais que peut-être vous préféreriez être avec Fulkari. Mais même une soirée de méditation solitaire est un projet, Dekkeret. Vous pouviez assurément refuser.
— Assurément pas, fit-il. Pas une invitation de votre part. Et donc me voici. Fulkari ne m’a pas envoyé chercher, et vous si. Bien que je ne comprenne pas pourquoi, Varaile. Dans quel but, exactement, vouliez-vous me voir ce soir ? Seulement pour vous lamenter sur l’éventualité de devoir vous rendre au Labyrinthe ?
— Je crois que nous nous querellons à nouveau, constata Varaile avec légèreté.
Il lui aurait pris la main, s’il avait osé une telle familiarité avec l’épouse du Coronal. Prenant soin de parler d’un ton mesuré et doux, il dit :
— C’est un moment difficile pour nous deux, et le stress prend son tribut. Laissez-moi vous poser la question une seconde fois : pourquoi suis-je ici ? Est-ce seulement parce que vous vouliez de la compagnie, ce soir ? Vous auriez pu inviter Teotas et Fiorinda, en ce cas, ou Gialaurys, ou même Maundigand-Klimd. Mais vous m’avez fait chercher moi, alors même que vous pensiez que je pourrais passer la soirée avec Fulkari.
— Je vous ai fait demander parce que je vous considère comme un ami, quelqu’un qui peut comprendre mes émotions à l’idée qu’un changement de gouvernement soit en train de se préparer, quelqu’un qui – comme vous l’avez souligné – pourrait ressentir les mêmes sentiments. Mais c’était également une façon de découvrir si vous seriez avec Fulkari ce soir.
— Oh ! C’est très sournois, Varaile.
— Croyez-vous ? Dans ce cas, j’imagine que ça l’était.
— Pourquoi vouliez-vous le savoir ?
— Des rumeurs circulent au Château, selon lesquelles vous vous désintéresseriez d’elle.
— C’est faux.
— Donc, vous l’aimez, Dekkeret ?
Il sentit ses joues le brûler. Ceci était déloyal.
— Vous savez que oui.
— Et pourtant, la première nuit de votre retour, vous préférez votre propre compagnie à la sienne ?
Dekkeret joua avec sa serviette de table, la tordant et la froissant.
— Je vous l’ai dit, Varaile : je voulais être seul. Pour réfléchir à… ce qui nous attend tous. Si Fulkari avait voulu me voir, elle n’aurait eu qu’à me le faire savoir, et je serais allé la retrouver, comme je suis venu vous voir. Mais aucun message ne m’est parvenu de sa part, seulement de la vôtre.
— Peut-être attendait-elle de voir ce que vous alliez faire.
— Et elle imaginera maintenant que je suis votre amant, c’est cela ?
Varaile sourit.
— J’en doute fort. Mais ce qu’elle pensera, c’est qu’elle n’est pas très importante à vos yeux. Autrement, pourquoi l’éviteriez-vous ainsi, votre première nuit ici ? C’est un signe d’indifférence, pas de passion.
— Vous m’avez entendu déclarer que je l’aime. Elle le sait aussi.
— Vraiment ?
— Pensez-vous que je lui ai laissé le moindre doute à ce sujet ? demanda Dekkeret en haussant les sourcils.
— Avez-vous parlé mariage avec elle, Dekkeret ?
— Pas encore, non. Oh… maintenant je vois la vraie raison de votre convocation ! dit-il en détournant les yeux. Elle vous a priée de le faire, hein ? ajouta-t-il froidement.
La colère flamboya un instant dans les yeux de Varaile.
— Vous êtes très près de passer les limites avec une telle question. Mais non, non, Dekkeret : ceci n’est pas de son fait. J’en suis entièrement responsable. Le croirez-vous ?
— Je ne mettrais jamais en doute votre parole, madame.
— Très bien, en ce cas, Dekkeret : voici le point capital. Vous deviendrez bientôt Coronal : c’est clair. La coutume parmi nous est que le Coronal ait une femme. L’épouse du roi a d’importantes fonctions au Château, et s’il n’y a pas d’épouse, qui s’en chargera ?
C’était donc ça ! Dekkeret ne répondit pas. Il mit sa main autour de son verre de vin sans le porter à ses lèvres, et attendit qu’elle poursuive.
— Vous n’êtes plus un jeune garçon, Dekkeret. À moins que je ne me trompe, et j’en doute, vous aurez bientôt quarante ans. Vous fréquentez lady Fulkari depuis… combien de temps, trois ans maintenant ?… et n’avez jamais parlé mariage à personne. Y compris à elle, apparemment. C’est un sujet que vous devriez avoir à l’esprit à présent.