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Fulkari se tut un instant. Puis elle reprit, le regardant posément :

— Dekkeret, je ne veux pas être l’épouse d’un Coronal.

Il eut un signe de tête affirmatif.

— Je le sais. Mais si tu ne le veux pas, pourquoi avoir consenti à devenir la maîtresse du Coronal-désigné ? Par exaltation ? Comme une distraction ? Tu savais, lorsque nous nous sommes rencontrés, ce que Prestimion projetait pour moi.

— À t’entendre, on dirait que j’ai agi délibérément. Suis-je venue au Château dans l’espoir de tomber amoureuse du Coronal-désigné, Dekkeret ? T’ai-je poursuivi de quelque façon après mon arrivée ? Tu m’as vue. Tu es venu me trouver. Nous avons discuté. Nous sommes allés nous promener. Nous sommes tombés amoureux. Je pourrais tout aussi bien te demander pourquoi le choix du Coronal-désigné s’est porté sur une amante qui ne pense pas qu’être la femme du Coronal est une chose merveilleuse ?

— Je ne m’étais pas aperçu que j’avais fait une telle chose. Je ne m’en suis rendu compte que peu à peu, alors que nous apprenions à nous connaître. J’en suis énormément inquiet, depuis que je l’ai compris. Elle s’empourpra de colère.

— Parce que notre petit imbroglio sentimental se met en travers de ta grande ambition ?

— Tu ne peux dire que le fait de devenir Coronal soit mon ambition, Fulkari. Je n’ai jamais demandé à l’être. Je n’ai même jamais imaginé que ce pourrait être possible. Cette condition m’est revenue par défaut, lorsque le précédent héritier logique est mort subitement.

Comment pouvait-il lui faire comprendre ? Pourquoi était-ce si difficile ?

— Aucun Coronal ne cherche à gagner le trône. S’il ne lui revient pas en toute logique, il ne le mérite pas. Depuis maintenant des années, la logique m’a désigné.

— Et dois-tu suivre cette logique ?

— Il serait honteux de refuser, répondit-il en la regardant d’un air désespéré.

— Honteux ! Honteux ! C’est tout ce qui vous intéresse, vous les hommes : l’orgueil, la honte, de quoi cela aura-t-il l’air ! Tu dis m’aimer. Tu sais à quel point le fait que tu deviennes Coronal m’effraie. Et pourtant… parce que ton orgueil ne te permet pas de dire non à Prestimion…

Elle pleurait à présent. Maladroitement, il la prit dans ses bras. Elle ne résista pas, mais son corps était raide, contracté.

— Explique-moi pour quelle raison tu ne veux pas être mon épouse, Fulkari, lui demanda-t-il doucement.

— Un Coronal passe tout son temps à étudier des documents officiels, signer des décrets, participer à des réunions. Ou alors il se rend dans des endroits éloignés pour y assister à des banquets et faire des discours. Il a très peu de temps à consacrer à sa femme. Combien de fois as-tu vu Prestimion et Varaile ensemble ? La femme du Coronal doit également se rendre à des banquets, remplir ses fonctions et faire des discours. Cela semble être un travail affreux, ennuyeux et épuisant. Il me consumerait. Je n’ai que vingt-quatre ans, Dekkeret. Je ne me sens absolument pas prête à m’engager dans une telle vie.

— Chut, dit-il, comme pour apaiser un enfant.

C’est ainsi qu’elle lui apparaissait désormais, d’ailleurs : sinon une enfant, du moins une adolescente, loin de la maturité. Il comprenait, à présent, pourquoi Varaile était si inquiète de l’état de sa relation avec Fulkari. Varaile espérait que Fulkari serait la prochaine épouse royale de Majipoor, et craignait que Dekkeret ne soit sur le point de la rejeter. Mais Varaile n’avait pas connaissance de la véritable situation.

Et lui, alors ? La beauté de Fulkari, sa ressemblance inquiétante avec Sithelle l’avaient envoûté, lui faisant croire qu’elle avait l’étoffe d’une épouse royale. Mais à l’évidence, il n’en était rien. Une maîtresse royale, oui. Mais pas une reine. Elle le lui avait dit depuis longtemps, d’abord de façon détournée, et maintenant très explicitement.

— Chut, répéta-t-il, alors que ses sanglots redoublaient. Tout va bien, Fulkari. Le Pontife n’est peut-être pas mourant. Il peut encore vivre des années… des années…

Il disait à présent des paroles dont il ne croyait pas le premier mot. Mais pour le moment, il lui semblait plus important de la réconforter que d’essayer d’aborder la réalité de la situation.

Car la réalité était qu’il allait devenir Coronal et qu’il ne pourrait épouser Fulkari, qui ne voulait tout simplement pas être l’épouse d’un Coronal ; et donc il n’avait d’autre choix que de rompre définitivement avec elle, sur-le-champ. Mais c’était une idée à laquelle il ne pouvait se résoudre. Certainement pas ce jour-là, peut-être jamais. C’était une situation impossible.

Il la tint serrée contre lui. Il la caressa tendrement. Peu à peu les sanglots cessèrent. La raideur disparut de son corps.

Puis, en une transition quasi imperceptible, ils se retrouvèrent d’un commun accord à passer de l’angoisse, la confusion et l’impossible réconciliation au rythme du désir et du besoin. Ils se trouvaient dans cet endroit particulier, où ils s’étaient souvent échappés de la vie agitée et importune du Château ; et là, à côté du bassin frais et sombre que les granths avaient construit sous les hakkatingas entremêlés, ils succombèrent une nouvelle fois à une soudaine urgence familière qui balaya toute autre considération.

Fulkari, comme toujours, prit l’initiative. Elle l’embrassa légèrement et s’écarta un peu de lui. Effleura les attaches métalliques de son vêtement au niveau de la poitrine, la hanche et la cuisse. Le cuir souple céda, comme tranché par une lame invisible. Elle s’en écarta rapidement et se tint devant lui dans toute sa nudité resplendissante, pâle, élancée, souriante, irrésistible, tendant les mains vers lui. Ses yeux, les yeux gris-violet de Sithelle, brillaient. Ils lui faisaient signe. Pour Dekkeret, il y avait de la magie dans cette lueur radieuse. De la sorcellerie.

À ce moment-là, la question de savoir qui serait ou non l’épouse du prochain Coronal de Majipoor lui paraissait aussi étrangère et insignifiante que les étendues désertes et ensablées de Suvrael. Il lui était impossible de penser à cela pour l’instant. Il ne pouvait résister à la magie de sa beauté. Ce sourire, la vue de son corps nu et mince, l’éclat de ses magnifiques yeux, ramenaient avec ardeur à la vie tout ce qui l’avait saisi et emporté à maintes reprises au cours des trois dernières années. Il s’avança vers elle et l’attira doucement à lui, et ils s’enfoncèrent ensemble, enlacés, dans le tapis de mousse-caoutchouc à côté du bassin.

15

— Il me semble qu’aujourd’hui nous pratiquons l’escrime au bâton, dit Septach Melayn avec une petite hésitation. Ou bien, est-ce le sabre à garde en coquille ?

— La rapière, Votre Excellence, corrigea le jeune Polliex, le garçon brun et gracieux d’Estotilaup, second fils du comte de Thanesar. Demain sera le jour du bâton, monsieur.

— La rapière. Ah ! Oui, bien sûr, la rapière. Ce qui explique pourquoi vous portez tous vos masques, répéta Septach Melayn, écartant son erreur d’un haussement d’épaules et d’un sourire.

À une époque, il avait considéré ces petits trous de mémoire comme autant de péchés contre le Divin, et fait pénitence pour cela en pratiquant pendant des heures des exercices à l’épée. Mais il avait récemment conclu un accord avec lui-même, et avec le Divin par la même occasion, concernant de telles erreurs. Tant que son œil resterait vif et sa main toujours ferme, il se pardonnerait ces petites étourderies. Quand un homme vieillit, il doit inévitablement se résigner au sacrifice d’une faculté ou d’une autre ; et Septach Melayn était prêt à renoncer à une partie de son excellente mémoire si, en échange, il pouvait conserver sa parfaite coordination de mouvements hors pair pendant une année de plus, voire trois, cinq ou dix.