Il choisit une rapière dans le coffre des armes, contre le mur, et se retourna face à sa classe. Ils s’étaient déjà alignés en demi-cercle ; Polliex à gauche et la nouvelle, la jeune Keltryn, à l’autre bout de la rangée. Septach Melayn commençait toujours la leçon avec l’une des extrémités, et Polliex s’arrangeait toujours pour être à un endroit où il serait dans les premiers choisis. La fille avait rapidement saisi l’astuce.
Ils étaient onze dans ce cours : dix jeunes hommes et Keltryn. Ils rencontraient Septach Melayn chaque matin pendant une heure, dans le gymnase de l’aile est du Château qui était sa salle d’exercices privée depuis le début du règne de Prestimion. C’était une pièce claire, haute de plafond, dont les murs étaient percés de huit fenêtres octogonales en hauteur qui laissaient entrer de généreux flots de lumière jusque peu après midi. D’aucuns prétendaient que cet endroit était une écurie, du temps de lord Guadeloom, mais c’était il y a bien longtemps, et la salle était utilisée comme gymnase de temps immémorial.
— La rapière, déclara Septach Melayn, est une arme d’une utilisation extrêmement variée, assez légère pour autoriser un grand talent dans le maniement, et cependant capable d’infliger une blessure importante lorsqu’elle est utilisée comme arme de défense.
Il balaya rapidement du regard le demi-cercle, décida de ne pas prendre Polliex pour la première démonstration de la journée, et regarda automatiquement de l’autre côté, où Keltryn attendait.
— Vous, madame. Avancez.
Il leva son arme et lui fit signe.
— Votre masque, monsieur ! s’écria une voix au milieu du groupe.
Il s’agissait de Toraman Kanna, le fils du prince de Syrinx, à la peau sombre et lisse et aux séduisants yeux en amande. C’était toujours lui qui soulignait ce genre de choses.
— Mon masque, oui, dit Septach Melayn, souriant avec amertume.
Il en décrocha un du mur. Septach Melayn insistait toujours pour que ses élèves portent des masques leur protégeant le visage, lorsque les armes les plus affûtées étaient utilisées, de crainte que le coup violent et hasardeux d’un novice ne fasse perdre un œil princier, créant un raffut et un tollé inopportuns parmi la parentèle du garçon blessé.
Cependant, la suggestion lui avait un jour été faite en classe qu’il devrait également porter un masque, afin de montrer le bon exemple. Il lui semblait follement absurde qu’on lui demande à lui entre tous de prendre une telle précaution… lui dont la garde n’avait jamais été percée par un autre bretteur, pas même une seule fois, excepté en cette unique occasion, lors de l’engagement de Stymphinor dans la guerre contre Korsibar, lorsqu’il avait combattu contre quatre hommes en même temps sur le champ de bataille, et qu’un lâche l’avait touché par le flanc, hors des limites de sa vision périphérique. Mais pour la logique, il accepta. Il était toutefois souvent nécessaire que ses élèves lui rappellent de mettre cette chose disgracieuse, au début de chaque cours.
— Si vous voulez bien, madame, reprit-il, et Keltryn s’avança au centre du groupe.
Septach Melayn ne s’était pas encore tout à fait habitué à l’idée d’une femme épéiste. Il était, bien entendu, beaucoup plus à l’aise en compagnie de jeunes hommes que de femmes ou de jeunes filles : telle était simplement sa nature. Il en avait toujours eu un cercle autour de lui. Mais le fait que ses élèves aient toujours été des hommes n’était pas tant une question de préférence de sa part que de la leur ; Septach Melayn n’avait même jamais entendu parler d’une femme voulant manier des armes, avant celle-ci.
Le plus étrange était que Keltryn semblait avoir un talent naturel pour ce sport. Elle avait environ dix-sept ans, était agile et vive, avec un corps maigre qui aurait presque pu être celui d’un garçon, et les bras et jambes exceptionnellement longs qui étaient un atout en escrime. Elle avait le teint de sa sœur aînée et aussi sa beauté éclatante, mais chaque geste de Fulkari était empli d’une douce séduction, évidente même pour Septach Melayn, bien qu’il n’y réagît pas, alors que les mouvements de celle-ci avaient un côté irrépressiblement saccadé, inexpérimenté, qu’il trouvait délicieusement peu féminin. En outre, il était inconcevable d’imaginer Fulkari prenant une épée. Cette arme ne paraissait absolument pas déplacée dans la main de Keltryn.
Elle lui faisait hardiment face, l’épée au repos le long de son corps. À l’instant où Septach Melayn leva son arme, elle dressa la sienne et se mit de côté, en position de combat, prête à répondre à son assaut. Le profil qu’elle présentait était très étroit : dès le premier jour dans le groupe, elle avait bandé sa poitrine dans un sous-vêtement bien serré, ce qui fait qu’elle paraissait ne pas en avoir, sous sa veste d’escrime blanche. Ce qui était tout aussi bien, pensait Septach Melayn. Il n’avait pas l’habitude de pratiquer l’escrime avec quelqu’un ayant des seins.
C’était la première leçon de rapière depuis qu’elle avait rejoint le groupe. Keltryn tenait bizarrement son arme, et Septach Melayn secoua la tête et baissa son arme d’un petit coup.
— Commençons par étudier la position de la main, madame. Nous suivons ici le style de Zimroel : la poignée est plus longue que ce dont vous êtes familière et nous la tenons plus loin de la garde. Vous constaterez que cela donne une plus grande liberté de mouvement.
Elle corrigea sa prise. Le masque dissimulait tout signe d’embarras ou de déplaisir face à cette critique. Lorsque Septach Melayn leva de nouveau son arme, elle leva la sienne, l’agitant comme pour indiquer qu’elle était impatiente de débuter la leçon.
L’impatience était une chose qu’il ne pouvait tolérer. Délibérément, il la fit attendre.
— Examinons certains principes de base, dit-il. Notre intention avec cette arme, comme je pense que vous le savez, est d’allonger des bottes, de parer les contre-attaques de notre adversaire et de préparer notre riposte. Seule la pointe de l’arme est utilisée. Le corps entier est la cible. Ces faits doivent déjà vous être familiers. Ce que je vous enseigne de particulier ici, c’est le fractionnement de l’instant. Avez-vous déjà entendu ce terme, madame ?
Elle fit signe que non.
— Nous considérons qu’un bon escrimeur doit prendre le contrôle du temps, plutôt qu’être contrôlé par lui. Dans nos vies quotidiennes, nous percevons le temps comme un flot ininterrompu, une rivière qui coule continuellement de la source à l’embouchure. Mais en réalité, une rivière est constituée de petites unités d’eau, chacune distincte des autres. Parce qu’elles se déplacent dans la même direction, elles donnent l’illusion de l’unité. Ce n’est cependant qu’une illusion.
Comprenait-elle ? Elle ne laissait rien deviner.
— Il en est de même pour le temps, continua Septach Melayn. Chaque minute d’une heure est une unité indépendante. De même pour chaque seconde d’une minute. Votre tâche consiste à isoler les unités de chaque seconde, et à visualiser votre adversaire se déplaçant d’une unité à la suivante en une série de sauts discontinus. C’est une discipline difficile ; mais une fois que vous la maîtrisez, il est facile de vous glisser entre un de ses sauts et le suivant. Par exemple…
Il dit « en garde », prit immédiatement l’offensive, se fendit et la laissa parer, se fendit à nouveau et cette fois contra sa parade en écartant son arme, ce qui lui dégagea la voie vers son épaule gauche qu’il toucha, puis il recula et porta une nouvelle botte, avant qu’elle n’ait eu le temps de remarquer qu’elle avait reçu un coup, et lui toucha l’autre épaule. Une troisième fois, il se glissa à l’intérieur de sa garde et toucha avec précaution, une grande précaution, le milieu de sa cage thoracique, juste au-dessus de l’endroit où il pensait que devaient se rejoindre ses seins comprimés.