Tout ceci faisait beaucoup à assimiler, si tôt dans la journée.
En s’engageant dans le couloir qui reliait l’aile est au Château Intérieur, Septach Melayn passa devant l’édifice gris en forme de voûte qui constituait les nouvelles Archives de Prestimion, et la bizarrerie aux folles courbes du Beffroi de lord Arioc. En arrivant dans la Cour Pinitor, il vit Dekkeret se diriger vers lui, en sens opposé, lady Fulkari à ses côtés. Ils portaient des tenues d’équitation, et avaient l’air chiffonnés et en sueur, comme s’ils revenaient d’une chevauchée dans la prairie.
C’est maintenant que cela commence, songea Septach Melayn.
— Monseigneur ! cria-t-il.
Dekkeret regarda dans sa direction, bouche bée de surprise.
— Qu’avez-vous dit, Septach Melayn ?
— Dekkeret ! Dekkeret ! Vive lord Dekkeret ! cria Septach Melayn, mains tendues pour faire le symbole de la constellation. Longue vie à lord Dekkeret ! Je crois que je suis le premier à prononcer ces mots, ajouta-t-il ensuite sur un ton plus bas.
Ils le dévisageaient tous les deux, Dekkeret et lady Fulkari, figés, abasourdis. Puis Septach Melayn les vit échanger des regards stupéfaits.
— Qu’est cela, Septach Melayn ? Que faites-vous ? demanda Dekkeret d’une voix rauque.
— Je fais le salut approprié, monseigneur. Il semble que des nouvelles soient arrivées du Labyrinthe. Prestimion est devenu Pontife, et nous avons un nouveau Coronal à acclamer. Du moins, nous l’aurons dès que le Conseil pourra se réunir. Mais c’est comme si c’était fait, monseigneur. Vous êtes maintenant notre roi ; et je vous salue comme tel… Vous semblez contrarié, monseigneur. Qu’ai-je pu dire pour vous offenser ?
LE LIVRE DES LORDS
1
Les terres humides et moites au-delà de la Trouée de Kinslain étaient un territoire Hjort. Peu d’autres gens auraient voulu vivre sur de telles terres, mais les Hjorts étaient originaires d’un monde humide au sol spongieux et au brouillard permanent et torride, et ils trouvaient ces conditions idéales. En outre, ils se savaient peu appréciés des autres races habitant Majipoor, qui trouvaient leur apparence déplaisante et leurs manières caustiques et irritantes ; ils préféraient donc avoir une province à eux, où ils pouvaient vivre leur vie comme il leur plaisait.
Leur centre principal était la petite cité ramassée de Santhiskion, à la population de deux millions de personnes, peut-être même plus. Santhiskion était un vivier de bureaucrates mineurs, car il y avait quelque chose dans le tempérament des Hjorts urbains, bien éduqués, qui leur faisait considérer d’un bon œil de devenir contrôleurs des douanes, agents recenseurs, inspecteurs du bâtiment, et autres professions du même style. Des Hjorts d’un genre différent vivaient dans la vallée de la Kulit, à l’ouest de la ville : pour la plupart, des gens simples, villageois, fermiers, qui se tenaient à l’écart et vaquaient patiemment à leurs tâches, cultivant des plantes telles que le grayven, les baies à cidre et le ganyn, qu’ils expédiaient par bateau aux cités très peuplées de l’ouest d’Alhanroel.
De même que les Hjorts de la cité de Santhiskion étaient naturellement enclins à la tâche laborieuse d’établir des listes, de tenir des registres et de rédiger des rapports, les Hjorts ruraux de la vallée étaient passionnés de rituels et de cérémonies. Leurs vies étaient articulées autour de leurs fermes et de leurs produits ; partout autour d’eux étaient tapis d’invisibles dieux, démons et sorcières, qui pouvaient constituer des menaces pour les récoltes en train de mûrir, il était nécessaire de constamment se concilier les êtres bienveillants et de se prémunir contre les déprédations de ceux qui étaient hostiles, en accomplissant les rites appropriés selon le jour de l’année. Dans chaque village, un commissaire avait la charge du calendrier des rites, et chaque matin il annonçait les propitiations adaptées pour la semaine à venir. Savoir tenir le calendrier n’était pas chose facile ; cela impliquait une longue formation, et le conservateur du calendrier était respecté pour ses compétences, de la même façon qu’un prêtre ou un chirurgien l’eût été.
Dans le village d’Abon Airair, le conservateur du calendrier s’appelait Erb Skonarij, un homme si vieux que sa peau grenue, jadis couleur de cendre, s’était décolorée et n’était plus que bleu pâle, et ses yeux, autrefois magnifiquement grands et brillants, étaient désormais ternes et enfoncés dans son front. Mais son esprit était toujours aussi alerte et il effectuait ses tâches éphémérides extrêmement alambiquées avec une précision qui ne se démentait pas.
— Aujourd’hui est le dixième jour de Mapadik, le quatrième jour de Iyap et le neuvième jour de Tjatur, annonça Erb Skonarij, lorsque les anciens du village vinrent le trouver au matin pour entendre les calculs de la journée. Le démon Rangda Geyak est lâché parmi nous. Par conséquent, il nous incombe de jouer la pièce des geyaks ennemis, ce soir.
Et le conteur, dont c’était la responsabilité de narrer l’histoire des geyaks ennemis, se mit aussitôt à se préparer pour le spectacle, car chez les Hjorts de la Vallée de Kulit, on n’établissait pas de distinction entre les rites et le théâtre.
Ils avaient apporté de leur monde natal un calendrier complexe, ou plutôt un ensemble de calendriers, qui n’avait aucun rapport avec la révolution de Majipoor autour de son soleil, ni avec les mouvements d’aucun corps céleste : leur année comportait 240 jours, divisés en huit mois de trente jours d’après l’un des calendriers, mais également en douze mois de vingt jours selon un autre calcul, et de la même façon en six mois de quarante jours, vingt-quatre mois de dix jours, et cent vingt mois de deux jours.
Ainsi, tout jour de l’année correspondait à cinq dates différentes de cinq calendriers distincts ; et lors de certaines conjonctions spécifiques, notamment celles impliquant les mois nommés Tjatur du calendrier de douze mois, Iyap dans le calendrier de huit mois, et Mapadik dans le calendrier de vingt-quatre mois, des rites particulièrement importants devaient être célébrés. Cette nuit-là, la conjonction de dates faisait que le rite de Ktut, le récit de la guerre entre les démons, devait être mimé.
Les gens d’Abon Airair commencèrent à se rassembler sur le tertre du conteur au crépuscule, et lorsque le soleil se fut couché derrière le Mont Prezmyr, le village entier était réuni, les musiciens et les acteurs étaient en place, le conteur perché sur son haut fauteuil.
Un grand feu de joie flambait dans la fosse à feu. Tous les yeux étaient tournés vers Erb Skonarij ; et au moment précis où survint l’heure connue sous le nom de Pasang Gjond, il donna le signal de début.
— Depuis maintenant de nombreux mois, récita le conteur, les deux factions de geyaks sont en guerre…
Cette vieille, vieille histoire. Tout le monde la connaissait par cœur.
Les musiciens levèrent leurs kempinongs, leurs heftii, leurs tjimpins et jouèrent les mélodies familières, les choristes aux sacs vocaux dilatés entonnèrent l’habituel bourdonnement grave et répétitif qui persisterait sans interruption tout au long de la représentation, et les danseurs, aux costumes recherchés, s’avancèrent pour mimer les événements dramatiques de la légende.