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— Le casque nous donnera notre revanche, oui, reprit Khaymak Barjazid.

Mandralisca ignora aussi cette déclaration. C’était un tel lieu commun. Et ce n’était même pas sincère, songea Mandralisca. Barjazid ne faisait preuve d’aucun intérêt pour la vengeance. La mort de son frère, de la main de Prestimion, ne semblait pas compter beaucoup pour lui. Il se serait tout aussi volontiers vendu aux assassins de son frère qu’aux ennemis des assassins de son frère, si le prix avait été correct. Les affaires étaient tout ce qui importait. Ce qui intéressait ce Barjazid c’était l’argent, la sécurité, le confort : trois petites choses insignifiantes. Il y avait en Barjazid une brillante étincelle de malveillance qu’appréciait Mandralisca, une intelligence pernicieuse et froide, mais l’homme était de nature frivole, un petit paquet d’inhabituelles compétences négociables et d’appétits très ordinaires.

La surexcitation de Mandralisca le reprenait. La puanteur de la chair d’autres humains dans cette pièce devenait à présent insupportable. La chaleur. La pression d’autres consciences trop près de la sienne.

Il ramassa le piètre petit casque et le rangea, comme de la menue monnaie, dans une bourse accrochée sur sa hanche.

— Je sors, dit-il. Trop chaud ici. Un peu d’air frais. Les longues ombres de l’après-midi commençaient à ramper vers l’ouest sur les falaises. Les palais des Cinq Lords, là-haut au sommet de la colline dominant le village, étaient baignés d’une lumière rougeâtre. Mandralisca traversa le village à grandes enjambées, sans destination particulière en tête. Les trois hommes lui emboîtèrent le pas, s’efforçant de se maintenir à son rythme.

De si petits hommes, songea-t-il. Gaviral, Halefice, Barjazid. Petits par la taille, petits par l’âme également. Halefice, en ce qui le concernait, en était conscient : il ne cherchait qu’à servir. Gaviral rêvait de régner en roi sur Zimroel, et n’était pas davantage fait pour cela que ne le serait un singe des rochers. Et le vilain petit Barjazid… eh bien, il avait ses qualités, il était dur et rusé, au moins. Mandralisca ne le méprisait pas totalement. Mais dans le fond, il n’était rien. Rien.

— Votre Grâce ?

Halefice l’avait rattrapé. L’aide de camp poursuivit :

— Je vous demande pardon, Votre Grâce, mais peut-être l’utilisation de cet appareil vous a-t-elle fatigué plus que vous ne le pensez, et vous devriez vous reposer un instant au lieu de…

— Merci, Jacomin. Je vais bien.

Mandralisca continua d’avancer, sans même se tourner vers Halefice pour lui parler. Ils se trouvaient dans le cœur du village, à présent, au milieu des forgerons et des potiers, les boutiques des marchands de vin, juste derrière, puis le marché aux pains et aux viandes.

Construire un village vivant en autarcie, là dans ce pays sec et désolé, où les récoltes devaient être obtenues à force de cajoleries d’une terre rouge hostile, à l’aide d’une eau pompée goutte par goutte dans l’exaspérant fleuve inaccessible juste derrière la colline, n’avait pas été une tâche facile, mais ils y étaient parvenus. Il y était parvenu. Il ne connaissait rien à l’agriculture, rien à l’élevage du bétail, rien à la création d’un village à partir du néant, mais il l’avait fait, il avait tiré les plans, donné les ordres, et l’avait fait naître, même chose pour les palais des Cinq Lords au sommet de la falaise, et à présent, arpentant tout cela par cet étrange après-midi, il ressentait… quoi ?

Un sentiment de plaisir anticipé. L’impression de se trouver sur le seuil d’un nouvel endroit, un endroit étonnant et merveilleux.

Déjà, il tenait les Cinq Lords entre ses mains, qu’ils en aient ou non conscience. Bientôt, il tiendrait également Prestimion et Dekkeret. Il serait le maître de tout Majipoor. N’était-ce pas une belle réussite, pour un jeune campagnard des Gonghars enneigés qui avait débuté dans la vie sans autres atouts que son esprit vif et la rapidité foudroyante de ses réflexes ?

Il dépassa les boutiques des marchands de vin, écartant les flacons que les commerçants le suppliaient ardemment de prendre, et continua à travers le marché aux pains. L’un des vendeurs lui mit un biscuit dans la main en faisant une révérence respectueuse et en murmurant une prière. Il y avait de la crainte révérencielle dans ses yeux, comme si c’était lui, et non Gavial, le Lord de Zimroel. Les marchands de vin et les vendeurs de pain savaient, songea Mandralisca, où résidait le véritable pouvoir en cet endroit. Il mordit dans le biscuit : c’était l’un des petits ronds appelés cuirasses, avec une crête sur le dessus, qui les faisait ressembler à une couronne. Un bon choix, pensa Mandralisca. Il le dévora en trois bouchées.

À l’autre bout du marché aux pains, la falaise s’élevait brutalement jusqu’à une éminence d’où l’on pouvait voir le fleuve, loin en contrebas, bouillonnant et se jetant contre le pied de l’à-pic. Il se dirigea à grandes enjambées dans cette direction. Halefice le suivait toujours sur sa gauche, un ou deux pas en arrière. Barjazid se trouvait de l’autre côté. Le Lord Gaviral ne semblait pas les avoir suivis au-delà du marché sur la colline.

Mandralisca regarda le fleuve un long moment, sans rien dire. Puis il sortit le casque de sa bourse. Il tenait dans la paume de sa main la petite masse de toile métallique repliée. Barjazid lui jeta un œil inquiet, comme s’il se demandait si Mandralisca pourrait avoir dans l’idée de le jeter dans l’eau en dessous.

— Barjazid, avez-vous jamais voulu tuer votre père ? demanda-t-il brusquement à l’homme de Suvrael.

Ce qui lui valut un regard ahuri.

— Mon père était un homme bon, Votre Grâce. Un marchand dans le négoce du cuir et du bœuf séché, dans la cité de Tolaghai. Il ne me serait jamais venu à l’esprit…

— C’est venu au mien, mille fois par jour. Si mon père était encore en vie aujourd’hui, je mettrais ce casque et j’essaierais de le tuer à l’instant.

Barjazid était trop ébahi pour répondre. Halefice et lui le regardaient tous deux d’un air bizarre.

Mandralisca n’avait jamais abordé ce sujet avec personne. Mais ces quelques secondes d’utilisation du casque de Barjazid avaient apparemment ouvert une porte dans son âme.

— Il était également commerçant, commença-t-il.

Il regardait droit dans la gorge du fleuve, et le passé abhorré flottait devant ses yeux.

— À Ibykos, qui est une petite ville insignifiante et boueuse dans la contrée escarpée des Gonghars, à cent cinquante kilomètres à l’ouest de Velathys. Il y pleut tout l’été et neige tout l’hiver. Il était dans le négoce du vin et des spiritueux, et était son meilleur client ; lorsqu’il avait bu, ce qui était quasiment toujours le cas, il vous battait aussi facilement qu’il vous regardait. C’est ainsi qu’il s’exprimait, avec ses mains. C’est au cours de mon enfance que j’ai appris à me déplacer aussi rapidement. À sauter vite en arrière… hors de sa portée.

Même au bout de près de quarante ans, Mandralisca voyait encore en imagination le visage sinistre, si semblable au sien à présent. La longue mâchoire maigre, les lèvres serrées, la mine sombre et renfrognée, les sourcils rapprochés au point de n’en dessiner qu’un seul ; et la main impitoyable, frappant comme l’éclair, rapide comme le fouet d’un pungatan, pour vous fendre la lèvre, vous faire enfler la joue ou vous mettre un œil au beurre noir. Quelquefois, les corrections s’enchaînaient, à la moindre occasion, ou sans raison du tout. Mandralisca pouvait à peine évoquer un souvenir de sa mère, timide et pâle, mais le père, irascible, brutal, monstrueux se dressait toujours dans sa mémoire, semblable à une montagne. Des années et des années de ce traitement ; les jurons, les gifles du revers de la main, les brusques coups de doigt, de coude et les claques, non seulement de son père, mais aussi des trois autres, ses frères aînés, qui imitaient leur père en frappant tous ceux qui étaient plus petits qu’eux. Il ne s’était jamais passé de jour sans ecchymose, sans son petit lot de douleur et d’humiliation.