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Il referma son poing sur le casque, le serra.

— Chaque nuit, je m’endormais en imaginant que je l’avais assassiné ce jour-là. Un couteau dans le ventre, du vin empoisonné, ou un fil tendu dans l’obscurité et un nœud coulant dissimulé, je le tuais de cinquante façons différentes. Jusqu’au jour où je lui ai dit à voix haute ce que je ferais si j’en avais l’occasion, et où j’ai cru qu’il allait me tuer moi sur-le-champ. Mais j’étais trop rapide pour lui, et lorsqu’il m’eut pourchassé d’un bout à l’autre de la ville, il renonça, m’avertissant qu’il me briserait en deux la prochaine fois qu’il mettrait la main sur moi. Mais il n’y eut jamais de prochaine fois. Une charrette passa, qui se rendait à Velathys, et m’emmena, et je n’ai plus revu les Gonghars depuis lors. J’ai appris, de nombreuses années plus tard, que mon père était mort dans une rixe avec un client ivre dans sa boutique. Mes frères aussi sont morts, je crois. Ou du moins, je le souhaite de tout mon cœur.

— Êtes-vous entré directement au service de Dantirya Sambail, ensuite ? lui demanda Halefice.

— Pas à cette époque, non.

Sa langue était déliée, désormais. Son visage lui donnait l’impression d’être étrangement empourpré.

— Je suis d’abord allé dans les territoires de l’Ouest, à Narabal, dans le Sud, sur la côte : je voulais avoir chaud, je ne voulais plus jamais voir de neige, puis à Til-omon, dans la Dulorn des Ghayrogs, et beaucoup d’autres endroits, jusqu’à ce que je me retrouve à Ni-moya et que le Procurateur me choisisse pour lui servir d’échanson. Je faisais alors partie de sa garde, et il m’a remarqué lors d’une démonstration au bâton ; je suis rapide avec un bâton, vous savez, rapide avec toutes sortes d’armes de duel, et il a demandé à me parler après que j’eus battu six de ses gardes du corps à la suite. Il a dit : « J’ai besoin d’un échanson, Mandralisca. Accepteras-tu ce travail ? »

— On ne disait pas non à un homme tel que Dantirya Sambail, commenta Halefice avec dévotion.

— Pourquoi aurais-je refusé ? Est-ce que je pensais que cette tâche était indigne de moi ? J’étais un jeune campagnard, Jacomin. Il était le maître de Zimroel ; et je me tiendrais à ses côtés et lui verserais son vin, ce qui signifiait que je serais en permanence en sa présence. Lorsqu’il rencontrait les grands de ce monde, les ducs, comtes, maires, ou même les Coronals et les Pontifes, j’étais là.

— Et vous êtes ensuite devenu son goûteur, alors ?

— C’est arrivé plus tard. Cette saison-là, le bruit a couru que le Procurateur serait assassiné par l’un des fils de son cousin, qui avait été régent lorsque Dantirya Sambail était jeune, et que celui-ci avait écarté. Ce serait par le poison, disait-on, du poison dans son vin. Cette rumeur est parvenue jusqu’aux oreilles du Procurateur ; et lorsque je lui ai tendu son verre de vin la fois suivante, il l’a regardé, puis moi, et j’ai su qu’il n’avait pas confiance. Alors j’ai déclaré de mon propre chef, parce que ma vie n’avait aucune importance à mes yeux et que la sienne en avait énormément : « Laissez-moi y goûter d’abord, seigneur Procurateur, au nom de la sécurité. » Je n’ai aucun goût pour le vin, à cause de mon père, vous comprenez. Mais je l’ai goûté, tandis que Dantirya Sambail m’observait, et nous avons attendu, et je ne suis pas tombé raide mort. Par la suite, j’ai goûté chaque verre de vin jusqu’à la fin de ses jours. C’était une habitude entre nous, même s’il n’y eut plus jamais d’autres menaces contre sa vie. C’était un contrat passé entre nous, je prenais une gorgée de son vin avant de lui donner son verre. C’est le seul vin que j’aie jamais bu, le vin que je goûtais pour le compte de Dantirya Sambail.

— Vous n’aviez pas peur ? demanda Khaymak Barjazid.

Mandralisca se tourna vers lui avec un sourire méprisant.

— Si j’étais mort, quelle importance pour moi ? Le risque était bon à prendre. La vie que je menais m’était-elle si précieuse que je ne l’aurais pas risquée dans le but de devenir le compagnon de Dantirya Sambail ? Le fait d’être vivant est-il un phénomène si merveilleux que l’on veuille s’y accrocher comme des avares s’accrochent à leurs sacs de royaux ? Ce ne fut jamais mon opinion… De toute façon, il n’y avait pas de poison dans le vin, à l’évidence, ni alors, ni jamais. Et par la suite, je suis toujours resté à ses côtés.

S’il avait jamais aimé quelqu’un, songea Mandralisca, cette personne était Dantirya Sambail. C’était comme s’ils s’étaient partagé un unique esprit dans deux corps. Bien que le Procurateur ait déjà réussi à placer la totalité de Zimroel sous son autorité avant que Mandralisca n’entre à son service, c’est Mandralisca qui l’avait encouragé dans la bien plus vaste entreprise consistant à inciter le fils de Confalume, Korsibar, à s’emparer du trône de Majipoor. Avec Korsibar comme Coronal, redevable à Dantirya Sambail pour sa couronne, Dantirya Sambail aurait été le personnage le plus puissant du monde.

Eh bien, ce plan n’avait pas marché, et Korsibar et le Procurateur étaient tous deux morts depuis longtemps. Dantirya Sambail avait joué et perdu, c’était ainsi. Mais pour Mandralisca, il restait encore d’autres parties à jouer. Il caressa doucement le casque dans sa main.

D’autres parties à jouer, oui. C’est tout ce à quoi se résumait la vie : un jeu. Lui seul en avait vu la vérité, ce que les autres négligeaient de voir. On vit un temps, on joue le jeu de la vie, et au bout du compte on perd, et ensuite il n’y a plus rien. Mais pendant que l’on joue, on joue pour gagner. Les grandes richesses, les biens précieux, les palais imposants, les banquets, les plaisirs de la chair et tout le reste, ces choses ne signifiaient rien pour lui, et même moins que rien. Ils n’étaient que les témoignages du degré de réussite ; ils n’avaient aucune valeur en eux et par eux-mêmes. Même l’exercice du pouvoir en soi était secondaire, un moyen plutôt qu’une fin.

Tout ce qui importait était de gagner, pensa-t-il, aussi longtemps que l’on pouvait. Jouer et gagner jusqu’au moment où, inévitablement, on perdait. Et si cela signifiait prendre le risque de boire du poison destiné au Procurateur, si c’était le prix à payer pour entrer dans la partie, eh bien, sûrement le risque valait la récompense ! Que d’autres hommes ceignent les couronnes et accumulent de gigantesques réserves de trésors. Que d’autres hommes s’entourent de femmes minaudières et s’abrutissent de vin piquant. Ce n’étaient pas des choses dont il avait besoin. Lorsqu’il était enfant, tout ce qui avait compté pour lui, lui avait été refusé, et il avait appris à vivre sans rien. À présent, il ne désirait quasiment rien, excepté veiller à ce que plus personne ne puisse le mettre dans une situation où on pourrait lui refuser quoi que ce soit.

Barjazid le dévisageait à nouveau comme s’il lisait dans ses pensées. Mandralisca réalisa qu’il avait, une fois de plus, trop révélé de lui-même. La colère se fit en lui. C’était une faiblesse qu’il ne s’était jamais permise auparavant. Il en avait dit assez, et plus qu’assez. Se retournant brusquement, il dit :