— Laissez-nous, dit-il à Haskelorn. Cette réunion ne concerne que nous deux.
Prestimion fit d’abord voir la chambre du trône à Dekkeret.
C’était une immense salle en forme de globe, aux parois incurvées recouvertes du sol au plafond de tuiles brun-jaune lisses et étincelantes, qui semblaient briller d’une lumière intérieure. Mais la seule illumination de la salle du trône provenait d’un unique et massif flotteur luisant, qui planait en l’air et émettait une luminosité régulière couleur rubis. Le trône Pontifical se trouvait juste en dessous, sur une estrade que l’on atteignait en gravissant trois larges marches : un énorme fauteuil à haut dossier avec de longues pattes élancées aux extrémités en forme de serres implacables, ressemblant aux pattes de quelque oiseau géant. Il était entièrement recouvert de feuilles d’or, ou peut-être, pour ce qu’en savait Dekkeret, taillé dans un bloc du métal inestimable. Au milieu de la simplicité de la gigantesque salle, le trône paraissait rayonner d’une puissance redoutable.
On imaginait facilement Confalume dessinant cette salle du Labyrinthe, car elle faisait pendant à la resplendissante salle du trône que Confalume s’était fait construire au Château, lorsqu’il était Coronal. Mais cette pièce n’était pas l’œuvre de Confalume. Elle ne portait pas la marque du penchant du regretté monarque pour le style extravagant du baroque. La salle du trône du Labyrinthe était une pièce si ancienne que personne ne savait réellement qui l’avait construite : la croyance générale était qu’elle remontait à une époque encore antérieure au règne de Stiamot.
L’effet était quelque peu grotesque, tout en inspirant le respect en même temps.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Prestimion.
Dekkeret dut contenir de nouveaux gloussements.
— C’est extrêmement… majestueux, dirais-je. Majestueux, c’est le mot qui convient. Confalume a dû l’adorer. Vous n’allez pas vraiment l’utiliser, n’est-ce pas ?
— Je le dois, répondit Prestimion. Pour certaines hautes fonctions et cérémonies sacrées. Haskelorn va me rédiger un guide. Nous devons prendre ces détails au sérieux, Dekkeret.
— Oui. J’imagine que oui. J’ai remarqué depuis longtemps avec quel sérieux vous preniez le Trône de Confalume. Combien de fois vous ai-je vu vous y asseoir, au fil des années… cinq ? Huit ?
Prestimion eut l’air quelque peu froissé.
— Mais je prenais vraiment le Trône de Confalume au sérieux. C’est le symbole de la grandeur et du pouvoir du Coronal. Un peu trop grand à mon propre goût, ce qui est la raison pour laquelle je préférais utiliser l’ancienne salle du trône de Stiamot, la plupart du temps. Je n’aurais jamais construit une chose comme le Trône de Confalume, Dekkeret. Mais cela ne signifie pas que je sous-estime l’importance de l’affirmation du pouvoir et de la majesté du gouvernement. Et vous ne le devriez pas non plus.
— Je n’avais pas l’intention de suggérer que je le ferais. Seulement que, lorsque je nous imagine : vous, ici, sur cet immense fauteuil d’or, et moi, là-haut au Château, perché sur le gros bloc d’opale du vieux Confalume…
Il secoua la tête.
— Par le Divin, Prestimion, nous ne sommes que des hommes, des hommes que leur vessie fait souffrir si nous restons trop longtemps sans uriner, et dont l’estomac grogne quand nous ne le remplissons pas à l’heure.
— Oui, nous sommes cela, répondit doucement Prestimion. Mais nous sommes également des Puissances du Royaume, deux des trois. Je suis l’empereur du monde, et vous en êtes le roi, et pour les quinze milliards de gens sur qui nous régnons, nous sommes l’incarnation de tout ce qui est sacré ici. Ainsi, ils nous mettent sur ces trônes tape-à-l’œil et s’inclinent devant nous, mais qui sommes-nous pour dire non à toute cette pompe, si elle facilite un peu notre tâche pour gouverner cette immense planète ? Pensez à eux, Dekkeret, chaque fois que vous accomplirez quelque rituel absurde, ou quand vous vous hisserez sur un fauteuil surchargé de décorations. Nous ne sommes pas des juges de paix de province, vous savez. Nous sommes les principaux ressorts du monde.
Puis, comme s’il réalisait que son ton était devenu trop acerbe, Prestimion eut un large sourire.
— Nous et les cinquante millions d’insignifiants fonctionnaires qui ont la charge effective d’accomplir tout ce que, dans notre grandeur, nous leur commandons de faire… Venez, laissez-moi vous montrer le reste de ce palais.
Ce fut une visite complète. Prestimion la conduisit rapidement. Bien que les jambes de Dekkeret aient été d’une longueur considérablement supérieure à celles de Prestimion, il eut fort à faire pour se maintenir à la hauteur de son aîné, qui menait une allure conforme à une vie entière d’agitation et d’impulsivité.
Ils franchirent d’abord une porte dissimulée, à l’arrière de la chambre du trône, puis suivirent un long couloir jusqu’à un vaste espace obscur connu sous le nom de Cour des Trônes, où de sombres murs de pierre noire se rejoignaient majestueusement très haut au-dessus des têtes en voûtes pointues. La seule lumière de la Cour des Trônes était fournie par une demi-douzaine de cierges de cire le long des murs, très éloignés les uns des autres, dans des appliques en forme de mains levées. Les deux grands trônes en bois de gamba qui donnaient son nom à la salle, pas aussi étonnamment grands que celui de la salle du trône, mais tout de même imposants à leur manière, se dressaient côte à côte sur une estrade surélevée au fond de la salle. L’un portait le symbole de la constellation du Coronal, et l’autre, le plus grand, le labyrinthe en spirale, qui était le signe du Pontife.
— Cela ressemble davantage à une salle des tortures qu’à une salle des trônes, si vous voulez mon avis, déclara Dekkeret en haussant les épaules.
— En vérité, je suis d’accord avec vous. Je n’ai pas de bons souvenirs de cette salle : c’est l’endroit où les sorciers de Korsibar nous ont embrouillé l’esprit, et alors que nous étions étourdis par leur sorcellerie, il s’est emparé de la couronne et l’a mise sur sa propre tête. J’en frémis encore à chaque fois que je viens ici.
— Ces événements ne se sont jamais produits, Prestimion. Demandez à n’importe qui, c’est ce que l’on vous répondra. Tout cet épisode a disparu de la mémoire de tout le monde. Vous devriez également vous le sortir de l’esprit.
— Si seulement je le pouvais ! J’ai découvert que certains souvenirs pénibles refusent de disparaître. À mes yeux, c’est encore très réel.
Prestimion passa nerveusement la main dans ses cheveux dorés, fins et soyeux. Son expression était lugubre. Il sembla s’extirper par la seule force de sa volonté de cette réminiscence du passé.
— Enfin, c’est là que nous nous assiérons, tous les deux, d’ici une paire de jours, et je vous coifferai moi-même de la couronne.
— Je devrais saisir cette occasion de vous dire, commença Dekkeret, qu’une fois sur le trône, j’ai l’intention de demander à votre frère Teotas d’être mon Haut Conseiller.
— Vous présentez la chose comme si vous m’en demandiez la permission. Le Coronal désigne qui il souhaite à ce poste, Dekkeret, dit Prestimion d’un ton empreint d’une certaine brusquerie.
— Vous le connaissez mieux que quiconque. Si vous pensez qu’il a en lui quelque défaut que je n’ai pas remarqué…
— Il est très coléreux, répondit Prestimion. Mais il ne s’agit pas d’un défaut que l’on ne puisse remarquer en passant cinq minutes en sa compagnie. Autrement, il est parfait. Sage choix, Dekkeret. Je l’approuve. Il fera très bien l’affaire. C’est ce que vous vouliez m’entendre dire, n’est-ce pas ?