Il était clair, à son impatience durant cette discussion, que Prestimion avait d’autres idées en tête. Ou peut-être voulait-il simplement cacher le plaisir qu’il ressentait à voir un si grand honneur échoir à son frère.
— Regardez par ici, maintenant. Il y a là quelque chose que vous devez absolument voir.
Dekkeret suivit Prestimion dans l’ombre d’une alcôve sur la gauche, dans laquelle il aperçut une sorte d’autel recouvert de damas blanc, puis, en se rapprochant, une silhouette couchée dessus, sur le dos, les mains croisées sur la poitrine.
— Confalume, murmura Prestimion sur le ton le plus bas. Reposant là où je reposerai moi-même, d’ici vingt ou trente ans, et vous-même ensuite, vingt ou quarante ans plus tard. Ils l’ont embaumé pour qu’il soit préservé une centaine de siècles ou davantage. Il existe une crypte secrète dans le Labyrinthe, où les cinquante derniers Pontifes sont enterrés. Le saviez-vous, Dekkeret ? Non. Moi non plus. Une très longue rangée de sépultures impériales, chacune avec sa petite marque personnelle. Demain, nous mettrons Confalume dans la sienne.
Prestimion s’agenouilla et toucha respectueusement du front le côté de l’autel. Au bout d’un moment, Dekkeret en fit autant.
— Je l’ai rencontré une fois, lorsque j’étais enfant ; vous l’ai-je jamais dit ? demanda Dekkeret, lorsqu’ils se relevèrent. J’avais neuf ans. C’était à Bombifale. Nous nous trouvions là, parce que mon père y présentait des échantillons de sa marchandise : des outils agricoles, je crois, le négoce auquel il se livrait à cette époque-là, au régisseur du domaine de l’Amiral Gonivaul, et lord Confalume était à ce moment-là l’invité de Gonivaul. Je les ai vus se promener dans le grand flotteur de Gonivaul. Ils sont passés juste devant moi, sur la route, j’ai fait signe de la main, Confalume a souri et m’a fait signe aussi. Sa seule vue m’a fait trembler. Il paraissait si fort, Prestimion, si radieux : quasiment divin. Son sourire : cette chaleur, cette puissance. C’est un instant que je n’oublierai jamais. Et ensuite, cet après-midi-là, mon père et moi sommes allés au Palais de Bombifale, le Coronal était entouré de sa cour, et une fois de plus, il m’a souri…
Il interrompit son histoire et regarda la silhouette immobile, voilée, reposant sur l’autel. Il était difficile d’accepter le fait qu’un monarque d’une telle force, d’une telle grandeur, puisse disparaître de la surface du monde entre un instant et, le suivant, ne laissant que son enveloppe corporelle derrière lui.
— Il a peut-être été le plus grand de tous, déclara Prestimion. Il n’était pas parfait, non. Avec sa vanité, son amour du luxe, sa faiblesse pour les sorciers et les devins. Mais il s’agissait de défauts insignifiants, alors que ses réalisations ont été merveilleuses ! Diriger le monde pendant soixante ans : cette puissance héroïque, comme vous disiez, presque divine. L’histoire sera bienveillante avec lui. Espérons que l’on se souviendra de nous avec ne serait-ce que la moitié de la chaleur qu’il suscitera, Dekkeret.
— Oui. Je prie pour cela.
Prestimion se dirigea vers la sortie de la grande salle. Mais en atteignant la porte, il s’arrêta et désigna une fois de plus les deux trônes, à l’autre extrémité de la pièce, d’un rapide signe de tête crispé, puis reporta son regard vers l’alcôve où reposait le Pontife décédé.
— Le pire moment de son règne s’est déroulé ici, juste devant ces trônes, lorsque Korsibar s’empara de la couronne de la constellation.
Dekkeret suivit le bras tendu de Prestimion.
— Je regardais Confalume, à cet instant. Il semblait paralysé. Atterré… brisé, anéanti. Ils ont dû lui prendre le coude, lui faire monter les marches, et l’asseoir sur le trône Pontifical, avec son fils assis là-haut à côté de lui. Là. Il s’agissait de ces trônes.
Il y avait si longtemps, songea Dekkeret. De l’histoire ancienne, enterrée et oubliée de tout le monde. Excepté Prestimion, apparemment.
Celui-ci était à présent pris par sa propre histoire.
— J’ai eu un entretien avec Confalume, un ou deux jours plus tard, et il paraissait toujours abasourdi par ce qu’avait fait Korsibar. Il semblait vieux… faible… vaincu. J’étais furieux de m’être fait souffler le trône, et qu’il ait consenti à ce vol ; pourtant, en le voyant dans cet état, je n’ai pu m’empêcher de ressentir de la compassion pour lui. Je lui ai demandé de faire donner la troupe contre l’usurpateur, et j’ai cru qu’il allait se mettre à pleurer, parce que je voulais qu’il lance une guerre contre son propre fils. Il a refusé, bien entendu. Il m’a dit qu’il reconnaissait que c’est moi qui aurais dû devenir Coronal, mais qu’il n’avait plus d’autre choix que d’accepter le coup d’État de Korsibar. Il m’a demandé grâce ! Grâce, Dekkeret ! Et par pitié pour lui, je suis reparti sans insister.
Il y eut soudain une surprenante expression tourmentée dans les yeux de Prestimion.
— Voir un si grand homme brisé, comme ça, Dekkeret, le puissant Confalume avec lequel je parlais n’était désormais plus que l’ombre pathétique d’un roi…
Ainsi, il ne renoncera pas, pensa Dekkeret : l’usurpation et toutes ses conséquences résonnaient toujours dans l’esprit de Prestimion, jusqu’à ce moment même.
— Quelle affreuse épreuve cela a dû être pour vous, commenta-t-il, sentant qu’il devait dire quelque chose, alors qu’ils arrivaient dans le vestibule.
— C’était un supplice pour moi. Et pour Confalume aussi, je pense… Enfin, au bout du compte mes sorciers ont extirpé de son esprit, et de celui de tout le monde en même temps, tout souvenir de la petite bêtise de Korsibar et il est redevenu lui-même et a vécu heureux de nombreuses années par la suite. Mais j’en ai gardé le souvenir dans mon âme. Si seulement j’avais pu l’oublier aussi !
— Il est des souvenirs douloureux qui refusent de disparaître, c’est ce que vous m’avez dit, il y a seulement une minute.
— C’est assez vrai.
Dekkeret réalisa avec désarroi qu’un souvenir douloureux venait de se réveiller inopinément en lui. Il essaya de le renvoyer d’où il venait. Mais il résistait.
Prestimion, l’air plus enjoué à présent, ouvrit une autre porte. Un gigantesque garde Skandar se trouvait juste derrière. Prestimion l’écarta d’un geste.
— À partir d’ici, dit-il d’un ton plus léger, commencent les appartements privés du Pontife. Ils s’étendent en longueur : des dizaines de pièces, au moins une soixantaine. Je n’en ai pas encore fait le tour. Les collections de Confalume sont là, les voyez-vous ?… tous ses jouets magiques, ses peintures, ses statues, les artéfacts préhistoriques, les monnaies anciennes, les oiseaux empaillés et les insectes montés.
Cet homme s’est intéressé à toutes sortes d’objets que l’on pouvait tenir à deux mains tout au long de sa vie et tout se trouve ici. Il a tout légué à la nation. Nous lui consacrerons une aile entière du nouveau bâtiment des Archives, au Château. Regardez là, voyez-vous ceci, Dekkeret ?
— J’ai également un souvenir pénible qui refuse de disparaître, dit Dekkeret, qui l’écoutait à peine.
— Et de quoi s’agit-il ? demanda Prestimion. Il semblait déconcerté par cette interruption.
— Vous étiez présent lorsque c’est arrivé. Ce jour à Normork, où le dément a tenté de vous assassiner, et où ma cousine Sithelle est morte à votre place… ?
— Ah ! Oui, fit Prestimion, sur un ton un peu distrait, comme si en vingt ans, il n’avait pas accordé une pensée à cet incident. Cette charmante jeune fille. Oui. Bien entendu.