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Tout lui revint une fois de plus en un instant.

— J’ai parcouru les rues en la portant, son sang coulant sur moi, morte dans mes bras. Le pire moment de ma vie, sans exception. Ce sang. Ce visage blême, ces yeux fixes. Et plus tard, ce jour-là, on m’a conduit devant vous, parce que je vous avais sauvé la vie, vous m’avez remercié d’un poste de chevalier-initié, et tout a commencé pour moi à partir de cet instant. J’avais tout juste dix-huit ans. Mais je n’ai jamais pu me libérer totalement de la douleur causée par la mort de Sithelle. Pas réellement. Ce n’est qu’après sa mort que j’ai réalisé à quel point je l’aimais.

Dekkeret hésita. Il n’était pas sûr, même après en avoir dit autant, de vouloir partager cela avec Prestimion, en dépit du fait que son aîné avait été son guide et son mentor ces presque vingt dernières années. Mais ensuite, les mots sortirent en se bousculant, comme de leur propre chef.

— Savez-vous, Prestimion, que je crois que c’est à cause de Sithelle que je me suis lié avec Fulkari ? Je pense que j’ai été attiré, dès le début, et encore maintenant, parce qu’en la regardant elle, je vois Sithelle.

Prestimion ne semblait toujours pas saisir la profondeur de ses sentiments. Pour lui, il s’agissait d’une simple conversation.

— Vous le pensez vraiment ? C’est intéressant que cette ressemblance soit si grande.

Il ne semblait pas intéressé le moins du monde.

— Mais bien sûr, je ne suis pas en mesure de le savoir. Je n’ai vu votre cousine que cette fois-là, et cela n’a duré qu’un instant. C’était il y a longtemps… tout se passait tellement vite…

— Oui. Comment pourriez-vous vous en souvenir ? Mais s’il était possible de les placer côte à côte, je suis certain que vous penseriez qu’elles doivent être sœurs. À mes yeux, Fulkari ressemble davantage à Sithelle qu’à sa véritable sœur. Et ainsi… les origines de mon obsession pour elle…

— Obsession ?

Prestimion plissa les yeux de surprise.

— Attendez un instant ! Je croyais que vous étiez amoureux d’elle, Dekkeret. L’obsession, c’est un tout autre sentiment, un sentiment loin d’être aussi beau et pur. Ou êtes-vous en train de me dire que vous pensez que les deux termes sont synonymes ?

— Ils peuvent l’être, oui. Oui. Et dans ce cas précis, je sais qu’ils le sont.

Il n’était plus possible de faire demi-tour, désormais.

— Je le jure, Prestimion, ce qui m’a attiré vers Fulkari était sa ressemblance avec Sithelle, et rien d’autre. Je ne savais rien d’elle. Je ne lui avais jamais adressé la parole. Mais je l’ai vue, et j’ai pensé : La voilà qui m’est rendue, et c’est comme si un piège s’était refermé sur moi. Un piège que je me serais moi-même tendu.

— Ainsi, vous ne l’aimez pas ? Vous vous servez seulement d’elle, comme remplaçante de quelqu’un que vous avez perdu il y a longtemps ?

Dekkeret secoua la tête.

— Je refuse de penser que c’est la vérité. Je l’aime, oui. Mais il est parfaitement clair qu’elle n’est pas une femme pour moi. Cependant, je reste avec elle malgré tout, parce que me trouver avec elle semble ramener Sithelle à la vie. Ce qui n’est vraiment pas une raison. Je dois m’en libérer, Prestimion !

Prestimion semblait perplexe.

— Pas une femme pour vous ? Pourquoi donc ?

— Elle ne veut pas être l’épouse d’un Coronal. Tout dans cette idée la terrifie… les obligations, le temps qu’elles nous prendront, à elle comme à moi…

— Elle vous l’a dit ?

— Exactement en ces termes. Je lui ai demandé de m’épouser, et elle a répondu qu’elle accepterait, mais seulement si je refusais d’être intronisé Coronal.

— C’est ahurissant, Dekkeret. Non seulement vous dites l’aimer pour de mauvaises raisons, mais elle n’est de toute façon pas destinée à être votre reine… et cependant, vous excluez de rompre avec elle ? Vous le devez, mon vieux.

— Je sais. Mais je n’en trouve pas la force.

— À cause des souvenirs de votre regrettée Sithelle.

— Oui.

— Vos hésitations aboutissent à une situation réellement malsaine, Dekkeret. Sithelle et Fulkari sont deux personnes distinctes.

La voix de Prestimion était grave et plus paternelle que Dekkeret ne l’avait jamais entendue.

— Sithelle a disparu à tout jamais. En aucun cas Fulkari ne peut être Sithelle pour vous. Ôtez-vous cela de l’esprit. De plus, elle ne constitue même pas un bon choix comme épouse, de son propre aveu, semble-t-il.

— Que suis-je censé faire, alors ?

— La quitter. Une rupture totale.

Les mots de Prestimion tombèrent comme un couperet.

— Il y a de nombreuses autres femmes à la cour, qui seraient heureuses de vous fréquenter jusqu’à ce que vous décidiez de vous marier. Mais il faut mettre un terme à cette relation. Vous devriez remercier le Divin que Fulkari vous ait dit non. Elle n’est manifestement pas faite pour vous. Et cela n’a aucun sens de vouloir épouser une femme simplement parce qu’elle vous rappelle quelqu’un d’autre.

— Ne croyez-vous pas que j’en sois conscient ? Je le sais. Je le sais. Et cependant…

— Cependant, vous ne pouvez vous libérer de votre obsession pour elle.

Dekkeret détourna la tête. Cette discussion devenait mortifiante. Il s’était cruellement rabaissé aux yeux de Prestimion, il le savait.

— Non, je ne peux pas. Et il vous est impossible de le comprendre, n’est-ce pas, Prestimion ? dit-il, d’une petite voix qui n’avait rien de royal.

— Au contraire. Je crois que je le peux.

Il y eut un silence embarrassé pendant quelques instants. Pendant tout ce temps, ils avaient continué d’avancer parmi les rangées de vitrines de trésors de Confalume, sans qu’aucun des deux regarde quoi que ce soit.

— Je peux comprendre à quel point la distinction entre l’amour et l’obsession peut être trouble, reprit Prestimion sur un ton différent, plus intime. Jadis, il y a également eu une femme dans ma vie, que j’ai aimée et qui m’a été enlevée par la violence : elle était la fille de Confalume, la sœur jumelle de Korsibar, c’est une longue histoire, une très longue histoire…

Prestimion paraissait avoir du mal à trouver ses mots.

— Elle a été tuée dans la dernière heure de la guerre civile, assassinée sur le champ de bataille par le traître mage de Korsibar. Je l’ai pleurée pendant des années, puis, je l’ai plus ou moins laissée derrière moi. Du moins, je croyais l’avoir fait. Avec le temps, j’ai rencontré Varaile, qui me convient à tous égards, et tout se passa bien. Excepté que Thismet, c’était son nom, Thismet, continue à me hanter. À peine un mois se passe sans que je rêve d’elle. Et me réveille couvert d’une sueur froide, hurlant de douleur. Je n’ai jamais expliqué à Varaile de quoi il s’agit. Personne n’est au courant. Personne, à part vous, désormais.

Dekkeret ne s’attendait pas à une telle confession. C’était stupéfiant.

— Je vois que nous traînons tous nos fantômes. Qui ne lâcheront pas leur emprise sur nos âmes, qu’importe le nombre d’années passées.

— Oui. Je vous remercie de m’avoir fait partager vos pensées intimes, Dekkeret.

— Je n’ai pas baissé dans votre estime, malgré ce que je vous ai dit ?

— Pourquoi auriez-vous baissé dans mon estime ? Vous êtes humain, non ? Nous n’attendons pas de nos Coronals qu’ils soient parfaits en toute chose. Sinon, nous mettrions des statues de marbre sur le trône. Et peut-être votre souffrance peut-elle être guérie. Je pourrais demander à Maundigand-Klimd d’essayer de débarrasser votre mémoire de tout souvenir de votre regrettée cousine.