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— Comme il a débarrassé la vôtre de Thismet ? répliqua immédiatement Dekkeret d’un ton acerbe.

Prestimion lui lança un regard surpris. Dekkeret comprit qu’au plus profond de sa honte, il avait soudain ressenti le besoin de se venger de l’homme qui cherchait précisément à apaiser sa douleur, et que ses paroles irréfléchies avaient été blessantes.

— Pardonnez-moi. C’était cruel de ma part.

— Non, Dekkeret. C’était la vérité. Vous étiez en droit de le dire.

Prestimion voulut passer le bras autour des épaules de Dekkeret, mais son cadet était trop grand. Il serra donc légèrement le poignet de Dekkeret.

— Cette conversation est inestimable : c’est l’une des plus importantes que nous ayons eues. Je vous connais beaucoup mieux maintenant qu’auparavant, au cours de toutes ces années.

— Et pensez-vous qu’un homme qui porte un tel fardeau soit digne de devenir Coronal ?

— Je pense que je vais faire comme si vous n’aviez rien dit.

— Merci, Prestimion.

— Par ailleurs, ma remarque au sujet de Maundigand-Klimd, il y a un instant, vous a visiblement bouleversé. J’en suis désolé. Comme vous l’avez dit, nous traînons tous nos fantômes. Et peut-être est-il vrai que nous sommes condamnés à les conserver jusqu’à la fin de nos jours. Mais je voulais simplement dire que ces souvenirs de votre cousine morte semblent vous apporter une grande douleur, et que vous avez un monde à gouverner, une épouse à choisir, et beaucoup d’autres circonstances vous attendent, désormais, qui requerront toutes vos facultés, sans inattention. Je pense que Maundigand-Klimd pourrait vous guérir de votre perte. Mais il se peut que vous ne vouliez pas renoncer aux souvenirs de Sithelle en dépit de la douleur qu’ils vous causent… tout comme j’imagine, je veux m’accrocher à ce qui me reste de Thismet. Alors, n’en parlons plus, d’accord ? Je suis sûr que vous guérirez vous-même, à votre façon. Et que vous réglerez correctement ce problème concernant Fulkari, également.

— Je l’espère.

— Vous le ferez. Vous êtes roi, maintenant. L’indécision est un luxe accordé uniquement aux gens du commun.

— J’en étais un, autrefois, dit Dekkeret. Ce n’est pas quelque chose à quoi on peut totalement échapper.

Puis il sourit.

— Mais vous avez raison : je dois désormais apprendre à être roi. C’est un sujet que je passerai le reste de ma vie à étudier, je le crains.

— En effet, et vous n’aurez jamais l’impression de le maîtriser. Ne vous en inquiétez pas. J’ai eu le même sentiment, et Confalume avant moi, et Prankipin, très vraisemblablement, aussi, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à Stiamot et aux rois qui l’ont précédé. Cela fait partie de la fonction. Nous sommes tous des gens du commun, Dekkeret, sous nos robes et nos couronnes. Notre épreuve consiste à voir dans quelle mesure nous arrivons à nous élever au-dessus de cette condition. Mais vous pourrez vous adresser à moi, lorsque vous aurez des doutes.

— Je le sais, Prestimion. J’en rends grâce chaque jour…

— Et j’ai également pris mes dispositions pour que mon chambellan, Zeldor Luudwid, soit à votre service, lorsque vous retournerez au Château. Il en sait plus que moi sur le comportement d’un Coronal. Si vous rencontrez un problème, parlez-lui-en, tout simplement. Il est mon cadeau.

— Je vous remercie… Votre Majesté.

— Je vous en prie… monseigneur.

4

— Même un jardin s’entretenant seul nécessite une certaine quantité de soins, expliqua Dumafice Moal à son neveu en visite, alors qu’ils se mettaient en route pour la terrasse la plus élevée du magnifique parc que lord Havilbove avait dessiné trois mille ans plus tôt. D’où mon activité permanente, mon cher neveu. Si le parc était réellement aussi parfait que les gens le croient communément, je vendrais des saucisses dans les rues de Dundilmir, aujourd’hui.

Le jardin s’étendait sur soixante-cinq kilomètres de long sur le bas des pentes du Mont du Château. Il commençait à Bibiroon Sweep, sous la cité de Bibiroon, dans l’anneau des Cités Libres, et descendait en s’enroulant sur le Mont en une large courbe orientée à l’est, vers les cités les plus hautes de l’ensemble des Cités des Pentes, approchant, en son point le plus bas, les villes de Kazkas, Stilpool et Dundilmir. Le site occupé par le jardin était connu sous le nom de Barrière de Tolingar, bien qu’il n’y ait désormais plus de barrière. Jadis, c’était une zone quasiment infranchissable de tertres hérissés de pointes acérées noires, les vestiges affleurant d’une coulée de lave, vieille d’un million d’années, d’une veine volcanique dans les profondeurs du Mont. Mais le Coronal lord Havilbove, qui avait consacré une grande partie de son règne à la réalisation de ce jardin, avait fait pulvériser les collines de lave de la Barrière de Tolingar en un fin sable noir, qui s’avéra être un sol fertile pour l’immense jardin qui serait planté là.

Lord Havilbove, natif de la cité de Palaghat, dans les basses terres de la vallée du Glayge, était un homme pointilleux et méthodique qui adorait les plantes de toutes sortes, mais détestait la facilité et la rapidité avec lesquelles même les plus beaux jardins devenaient rapidement indisciplinés et s’écartaient des plans, s’ils n’étaient pas constamment et scrupuleusement soignés. Ainsi, tandis que ses bataillons d’ouvriers musclés peinaient à pulvériser les champs de lave de la Barrière de Tolingar, dans les ateliers du Château des artisans s’efforçaient, en multipliant les expériences d’hybridation contrôlée, de créer des plantes, des arbustes et des arbres qui ne nécessiteraient aucune intervention des cisailles du jardinier pour entretenir leurs formes gracieuses.

C’était à une époque où la science de tels miracles biologiques était encore pratiquée sur Majipoor. Les efforts des techniciens de lord Havilbove furent couronnés de succès. Les plantes prévues pour son jardin parvinrent à une symétrie parfaite en grandissant, et lorsqu’elles atteignirent une taille appropriée, par rapport aux plantes les entourant, elles conservèrent définitivement cette taille.

Les feuilles superflues, et même des branches entières, inutiles, tombaient automatiquement, et se désagrégeaient rapidement en compost qui accroissait la fertilité du sol de lave. Des enzymes contenus dans leurs racines empêchaient la croissance des mauvaises herbes. Chaque plante portait des fleurs, mais les graines produites par ces fleurs étaient stériles ; ce n’est que lorsqu’une plante parvenait à la fin naturelle de son cycle de vie qu’elle engendrait des graines fertiles, afin qu’elle puisse être remplacée par une autre qui serait bientôt de taille et de forme identiques. Ainsi, le jardin conservait le même équilibre immuable.

Chaque fois qu’il entendait parler d’un bel arbre ou arbuste, quelque part dans le monde, lord Havilbove en envoyait chercher des spécimens, avec les racines et le sol autour, et les confiait aux chirurgiens génétiques du Château, pour qu’ils puissent être modifiés afin de s’entretenir eux-mêmes. Des chargements de minéraux de décoration aux nuances vives arrivèrent également dans le jardin : la pierre vert jaunâtre connue sous le nom de chrysocolla, la bleue appelée cœur-d’azur, le cinabre rouge, le crusca doré et des dizaines d’autres. Chacune d’elles était utilisée comme couverture sur un niveau différent, leurs différentes couleurs déployées par Havilbove avec un œil de peintre, de sorte qu’une personne debout sur le pic de Bibiroon Sweep et regardant la totalité du jardin voyait une grande tache cramoisi pâle ici, une autre jaune vif là, et des zones pourpre, bleue, verte, toutes avec des plantations aux couleurs complémentaires à celle du terrain.