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Le successeur de lord Havilbove, lord Kanaba, s’était tout autant dévoué au jardin, et lord Sirruth, qui l’avait suivi, était assez bien disposé pour maintenir le personnel en place et même augmenter le budget. Puis était venu le Coronal lord Thraym, qui avait d’abord été préoccupé par d’ambitieux projets de construction de son cru au Château, mais était tombé amoureux du jardin de lord Havilbove lors de sa première visite. Il veilla à ce que des fonds soient prévus pour le mener jusqu’à son stade ultime de perfection. Ainsi, il avait fallu un siècle ou plus pour réaliser l’immense jardin ; mais ensuite, il était définitivement resté l’un des trésors du Mont, un paysage renommé que chaque habitant de Majipoor espérait avoir le privilège de contempler au moins une fois dans sa vie.

Dumafice Moal était né à Dundilmir, juste en dessous de la pointe la plus basse du jardin, et dès l’enfance, il l’avait visité à chaque fois qu’il en avait eu l’occasion. Il n’avait jamais eu le moindre doute quant au fait que son destin était de faire partie du personnel du jardin : et à présent, à l’âge de soixante ans, il avait plus de quarante ans de bons et loyaux services à son actif.

Bien que le jardin s’entretienne lui-même, il nécessitait toutefois un personnel considérable. Des millions de gens visitant le jardin chaque année, une certaine quantité de dégâts était inévitable : les sentiers et fontaines devaient être réparés, les esplanades ornementales nettoyées, les plantes volées remplacées. Le jardin n’était pas davantage à l’abri d’animaux en maraude venus de l’extérieur. Il y avait nombre de grands espaces vides sur le Mont du Château dans les régions entre les Cinquante Cités, où les créatures sauvages continuaient à prospérer. Les pentes forestières du Mont grouillaient de bêtes de toutes sortes, des loups-hryssas, jakkaboles et sournois noomanossi aux longs crocs, aux moindres créatures, telles que les sigimoins, mintuns et drôles aux yeux en boutons de bottine. Les jakkaboles et loups-hryssas, aussi dangereux soient-ils, ne constituaient pas une menace pour les élégantes plantations. Mais une bande de petits drôles fouisseurs, enfonçant leurs longs museaux pleins de dents dans le sol, à la recherche de larves, pouvaient déraciner tout un parterre d’eldirons ou de tanigales entre minuit et l’aube. Une infestation de verdefers pouvait étendre d’horribles dais de soie grossière sur un kilomètre de thwales en fleur et réduire rapidement les plantes à des arbustes nus. Une volée de vulgis affamés s’installant dans la cime des arbres pour construire leurs nids… ou un essaim de ganganels… ou d’épisodiques cujus…

La tâche quotidienne de Dumafice Moal consistait donc à patrouiller dans le jardin, dès le lever du soleil, à la recherche des ennemis des plantes. C’était une guerre permanente. Il portait un lanceur d’énergie à longue poignée en guise d’arme, réglé sur la puissance la plus faible, et lorsqu’il arrivait sur quelque ouvrage de destruction en cours, il appliquait juste la chaleur nécessaire pour chasser les forces destructrices, sans endommager les plantes elles-mêmes.

— Cela commence souvent très discrètement, dit-il à son neveu. Une piste de terre retournée te conduit à un minuscule défilé de petits insectes rouges, et si tu le suis, tu découvres un petit monticule, quelque chose à quoi les visiteurs n’accorderaient pas réellement d’attention… mais ceux d’entre nous qui savent quoi chercher comprennent qu’il s’agit de chenilles de harpilan, qui si on le laisse faire, va ah… regarde par ici, mon garçon…

Il frappa la bordure d’une rangée de khemibors de Bailemoon avec l’extrémité de son lanceur d’énergie.

— Vois-tu ceci, Theriax… juste ici ?

Le garçon secoua la tête. Cet enfant, commençait à croire Dumafice Moal, n’avait pas particulièrement le sens de l’observation.

C’était le fils de sa plus jeune sœur, qui habitait à Canzilaine, littéralement au pied du Mont. Dumafice Moal ne s’était lui-même jamais marié : sa dévotion allait au jardin, mais il venait d’une grande famille avec des frères, sœurs et cousins éparpillés de Bibiroon et Sikkal jusqu’en bas du Mont, à Amblemorn, Dundimer et plusieurs autres Cités des Pentes. De temps à autre, l’un de ses parents venait voir le jardin. Dumafice Moal aimait les emmener pour une visite privée, tôt le matin, avant que les portes ne soient ouvertes au public, pendant qu’il faisait sa tournée matinale.

Les khemibors étaient une espèce méridionale aux fleurs d’un bleu lumineux et aux feuilles vernissées de la même couleur, ils avaient été plantés sur des parterres de pierre orange vif, produisant un effet visuel merveilleux. Le regard exercé de Dumafice Moal avait remarqué un certain manque d’éclat de la surface brillante des feuilles des plantes les plus près du sentier, signe certain que des himmis avaient élu domicile en dessous. Il glissa le lanceur d’énergie sous la rangée la plus proche, vérifia soigneusement que le bouton de réglage était sur la puissance la plus faible.

— Des himmis, dit-il en les désignant du doigt. Nous avions coutume de les pulvériser, mais cela n’a jamais été très efficace. Donc nous les cuisons, maintenant. Regarde comment je procède pour rendre la situation brûlante pour ces petites vermines.

Alors qu’il commençait à déplacer le long bâton, une étrange sensation derrière le crâne se mit à le faire souffrir.

C’était très bizarre. On aurait dit une démangeaison, mais pas totalement. Il sentait une légère chaleur à cet endroit, puis quelque chose de moins léger. Une douleur aiguë et cuisante ensuite, comme si un insecte déplaisant l’attaquait. Mais lorsqu’il se frotta l’arrière de la tête de sa main libre, il ne trouva rien.

Il continua à balayer le sol sous les khemibors de son lanceur d’énergie. La sensation cuisante s’intensifiait. Elle devenait à présent violente et brûlante, très localisée : comme un rayon brûlant de lumière concentré sur un seul point de sa tête, drillant, essayant de se forer un chemin dans…

— Theriax ? appela-t-il, vacillant, manquant de tomber.

— Mon oncle ? Est-ce que tu vas bien ?

Le garçon tendit le bras pour le retenir. Dumafice Moal l’écarta d’un haussement d’épaules. Il commençait à ressentir une autre sorte de douleur : intérieure celle-ci, une détresse déconcertante qu’il ne pouvait décrire que comme une douleur de l’âme. Le sentiment de son impuissance, d’avoir mal accompli sa tâche tout au long de sa vie, d’avoir failli au jardin.

Comme c’est étrange, songea-t-il. J’ai toujours travaillé si dur.

Mais il ne pouvait échapper au sentiment de honte qui s’insinuait désormais dans chaque recoin de son esprit. Il était totalement submergé, il s’y enfonçait comme dans une fosse profonde et sombre, un abîme de culpabilité.

— Mon oncle ? répéta le garçon, de très loin. Mon oncle, je crois que vous risquez de brûler les…

— Chut. Laisse-moi tranquille.

Il ne voyait que trop clairement avec quelle médiocrité il avait effectué son travail. Le jardin était désespérément infesté d’ennemis voraces. Des nuisibles de toutes sortes étaient tapis partout : la nielle, la moisissure, la rouille, le charbon, les créatures mastiquant, les créatures suçant, les créatures irritant, les créatures fouissant, les créatures mordant. Des essaims de mouches, des nuages de moucherons, des armées d’insectes, des légions de vers. Le bruit de tonnerre d’un milliard de minuscules mâchoires s’activant bruyamment en même temps rugissait dans ses oreilles. Où qu’il regarde, il en voyait davantage, et d’autres encore dans l’intervalle : des œufs, des cocons, des nids prêts à lâcher de nouveaux prédateurs par millions. Et tout cela par sa faute à lui… lui… lui…