Dinitak et lui étaient les meilleurs amis du monde depuis des années, bien que leur style et leur tempérament soient très différents. Dekkeret était un homme fort, à la poitrine et aux épaules larges, d’une énergie sans limite, au caractère bien trempé et à la curiosité insatiable, dont les paroles avaient tendance à jaillir en un rugissement retentissant et enjoué. Les événements de sa vie l’avaient jusque-là prédisposé à l’optimisme, à l’espoir et à un enthousiasme sans bornes.
Dinitak Barjazid, plus jeune de quelques années, était un homme au visage mince et étroit, au regard sombre, étincelant et sceptique, mesurant une demi-tête de moins que lui, et d’une constitution somme toute de moindre échelle, la charpente ramassée et musculeuse, l’air prêt à entrer en action. Sa peau était encore plus foncée que ses yeux, du teint hâlé de qui a vécu pendant des années sous le terrible soleil du continent méridional. Dinitak parlait beaucoup plus doucement que Dekkeret et avait généralement une vision plus pessimiste du monde. C’était un homme pragmatique et astucieux, élevé dans un pays brûlé par un soleil implacable par une crapule de père qui était dur, rusé et d’un genre particulièrement fuyant. Il y avait souvent un côté interrogateur dans ce que Dinitak disait qui amenait Dekkeret à y réfléchir à deux fois, et parfois même plus. Il était également gouverné par un sens strict et bien arrêté de la justice, un ensemble de farouches impératifs moraux, comme s’il avait décidé très tôt d’adopter comme règle de vie de systématiquement prendre le contre-pied des actes et convictions de son père.
Ils se tenaient mutuellement dans la plus haute estime. Dekkeret avait fait le serment qu’à mesure qu’il gagnerait en importance dans le gouvernement royal de Majipoor, Dinitak s’élèverait avec lui, même si, dans l’immédiat, il ne savait pas comment il y parviendrait, compte tenu du passé notoirement trouble du père de Dinitak et de sa parentèle. Mais il trouverait un moyen.
— J’imagine que voilà notre comité d’accueil, fit remarquer Dinitak avec un petit geste du pouce.
À l’intérieur des murs se trouvait une place pavée triangulaire, bordée de chaque côté d’un corps de garde en bois. L’émissaire du comte de Normork les attendait là, un petit homme frêle à la barbe noire, qui semblait devoir s’envoler à la première bonne bourrasque de vent. Il leur fit la révérence à leur descente du flotteur, se présenta comme le bailli Corde, et fit en phrases fleuries le plus chaleureux accueil au prince Dekkeret et à son compagnon de voyage. Le bailli désigna une douzaine d’hommes en armes et en uniformes de cuir vert qui se tenait à peu de distance.
— Ces hommes assureront votre protection pendant votre séjour, déclara-t-il.
— Pourquoi ? demanda Dekkeret. J’ai mon propre garde du corps.
— C’est le souhait du comte Considat, répliqua le bailli Corde sur un ton indiquant que ce sujet ne prêtait pas vraiment à discussion. Je vous en prie… si vous et vos hommes voulez bien me suivre, Votre Excellence…
— De quoi s’agit-il ? souffla Dinitak alors qu’ils avançaient à pied, escortés par les gardes vêtus de sombre, dans les ruelles tortueuses et étroites de cette ville ancienne jusqu’à l’endroit où ils allaient loger. Je ne pense pas que nous courions de danger ici.
— Exact. Mais alors que Prestimion était ici en visite d’État, peu après être devenu Coronal, un fou a tenté de l’assassiner devant le palais du comte. Cela s’est passé du temps du comte Meglis, le père de Considat. La folie était un phénomène très courant de par le monde à cette époque, tu t’en souviens peut-être. Chaque province en connaissait une épidémie.
Dinitak grogna de surprise.
— Assassiner le Coronal ? Tu n’es pas sérieux. Qui commettrait un tel crime ?
— Crois-moi, Dinitak, c’est arrivé, et il s’en est même fallu de peu. Je vivais encore à Normork à ce moment-là et je l’ai vu de mes propres yeux. C’était un dément, balançant une faucille à la lame affûtée. Il a surgi de la foule sur l’esplanade, et s’est précipité droit sur Prestimion. Il a été intercepté juste à temps sinon l’histoire aurait été très différente.
— Incroyable. Qu’est-il advenu de l’assassin ?
— Il a été tué, sur-le-champ.
— Ce n’était que justice, fit Dinitak.
Dekkeret sourit en entendant ce commentaire. Très fréquemment, Dinitak laissait voir le féroce moraliste qu’il était. Ses jugements, motivés par un profond sens du bien et du mal, étaient souvent sévères et sans concession, parfois de façon surprenante. Dekkeret lui en avait fait la remarque, au début de leur amitié. Pour toute réponse, Dinitak lui avait demandé s’il aurait préféré qu’il ressemble à son père dans sa manière d’être, et Dekkeret n’avait pas insisté. Mais il se disait régulièrement qu’il devait être pénible pour Dinitak de voir systématiquement l’oisiveté, la faute et la dépravation partout, même chez ceux qu’il aimait.
— Prestimion, bien entendu, n’a pas été blessé.
Mais cet événement fut un terrible embarras pour Meglis, et il a passé le reste de sa vie à tenter de le faire oublier. En dehors de Normork, personne n’y pense, mais ici, depuis presque vingt ans, c’est une souillure sur la réputation de la ville entière. Et même s’il est peu probable que pareil événement se reproduise, j’imagine que Considat veut être absolument certain qu’aucune personne brandissant un instrument tranchant ne puisse s’approcher de l’héritier du trône pendant que nous serons ici.
— C’est insensé. Pense-t-il sérieusement que sa ville est un nid d’assassins enragés ? Quelle maudite plaie, cette troupe autour de nous partout où nous allons.
— Tout à fait d’accord. Mais s’il a le sentiment de devoir se démener au nom de la prudence, nous devons nous y plier. Protester le froisserait sans raison.
Dinitak haussa les épaules et laissa tomber. Dekkeret n’était que trop conscient du peu de tolérance de son ami envers l’extravagance sous toutes ses formes, et à l’évidence cette histoire de gardes fournis inutilement aux visiteurs du Mont du Château relevait de cette catégorie. Mais Dinitak comprenait que la présence de ces gardes ne serait qu’un désagrément inoffensif. Et il savait quand se plier aux décisions de Dekkeret en matière de protocole officiel.
Ils s’installèrent rapidement dans leur hostellerie, où Dekkeret se vit attribuer le vaste appartement généralement réservé au Coronal, et Dinitak un logement plus modeste, mais confortable, un étage en dessous. En début d’après-midi, ils se mirent en route pour leur première visite, la mère de Dekkeret, lady Taliesme. Dekkeret ne l’avait pas vue depuis de longs mois. Bien que la situation d’héritier désigné du Coronal de son fils lui donne droit à une suite au Château, elle préférait rester à Normork la plupart du temps… vivant toujours, par le fait, dans la même petite habitation de la Vieille Ville que leur famille occupait quand Dekkeret était enfant.
Elle y vivait seule, désormais. Le père de Dekkeret, un voyageur de commerce qui avait rencontré des fortunes diverses en colportant ses sacoches de marchandises de l’une à l’autre des Cinquante Cités, était mort une décennie plus tôt encore relativement jeune, mais usé, défait même, par la longue et laborieuse lutte qu’avait été sa vie. Il n’avait jamais vraiment pu se convaincre que son fils Dekkeret avait d’une façon ou d’une autre attiré l’attention de lord Prestimion lui-même, et s’était fait une place dans le cercle des petits seigneurs entourant le Coronal au Château. Que Dekkeret ait été fait chevalier-initié dépassait presque son entendement ; et lorsque le Coronal l’avait élevé au rang de prince, son père avait tout bonnement pris la nouvelle comme une plaisanterie bizarre.