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Ils doivent tous brûler.

— Mon oncle ?

Brûlez ! Brûlez !

Dumafice Moal régla le lanceur d’énergie sur une puissance plus forte, puis une plus forte encore. Un rougeoiement terne et rosâtre jaillit du parterre de khemibors. Brûlez ! Que les himmis se débrouillent avec ça ! Il passa rapidement de rangée en rangée, de parterre en parterre, de terrasse en terrasse. Des spirales de grasse fumée bleue commencèrent à s’élever des tas de cendres nouvellement créés. Les troncs des arbres devenaient noirs des cicatrices de combustion. Les vignes pendaient en boucles anguleuses, désordonnées.

Il y avait beaucoup à faire. C’était son devoir de purifier le jardin tout entier, sur-le-champ. Il y passerait toute la journée et une bonne partie de la nuit si nécessaire, et continuerait à l’aube suivante. Comment pourrait-il autrement faire face à l’insupportable poids de la culpabilité qui troublait les replis les plus profonds de son âme ?

Il avançait, encore et encore, faisant flamber ceci, mettant le feu à cela. Les nuages de cendres s’élevaient à présent à chaque pas qu’il faisait. Une brume noire voilait le soleil du matin. Un goût âcre de brûlé lui envahissait les narines. Le garçon le suivait, abasourdi, sidéré.

Quelqu’un lui criait, d’une terrasse au-dessus :

— Dumafice Moal, êtes-vous devenu fou ? Arrêtez ça ! Arrêtez !

— Je dois le faire, répondit-il. Ce jardin me fait honte. J’ai manqué à mes devoirs.

Des étincelles volaient à présent de tous côtés. Les arbres se transformaient en flammes vives. Ici et là, de grosses branches embrasées se détachaient et s’effondraient, enveloppées de rouge, sur les plantations en dessous. Il était conscient de causer des ravages dans les jardins, mais beaucoup moins que ces insectes, animaux et nuisibles fongueux n’en avaient causé. Et il s’agissait de ravages nécessaires, de ravages purgatifs. Ce n’est que par le feu que le jardin serait purifié… qu’il pourrait être absous pour sa faute…

Il continua, au-delà des alluailes et des arbres-vessie, loin dans les buissons de navindombe, à présent. Derrière lui s’élevait un brouillard sombre, moucheté de rouge, des braises fumantes. Il dirigeait son lanceur d’énergie là, là, là. Les arbres au loin se fracassaient. D’énormes branches atterrissaient avec le doux soupir d’impact du bois qui a brûlé de l’intérieur : des branches de rêve, une lumière de rêve. Les cendres craquaient sous le pied. La cendre était une poudre noire, épaisse et douce qui s’élevait en bouffées étouffantes. Le ciel devenait rouge. Une obscurité primitive régnait partout. Il ne ressentait plus la douleur au sommet de son crâne, ne ressentait plus la honte, même, de son échec : seulement la joie de ce qu’il accomplissait à présent, le triomphe d’avoir restauré la pureté de ce qui était devenu impur, d’avoir nié la négation.

Des voix furieuses criaient derrière lui.

Il se retourna. Il vit des visages stupéfaits, des yeux exorbités.

— Voyez-vous ? leur demanda-t-il fièrement. Comme c’est beaucoup mieux à présent ?

— Qu’avez-vous fait, Dumafice Moal ?

Ils se précipitèrent à travers les couches de cendres vers lui. Le saisirent par les bras. Le jetèrent au sol, lui lièrent pieds et mains, tandis qu’il protestait tout ce temps que son travail n’était pas terminé, qu’il restait encore beaucoup à faire, qu’il ne pourrait se reposer avant d’avoir sauvé la totalité du jardin de ses ennemis.

5

La nouvelle commençait à se répandre du sommet au pied du Mont du Château, et à l’extérieur vers les terres au-delà : le vieux Pontife Confalume était mort, lord Prestimion était parti au Labyrinthe occuper le trône le plus élevé, le prince Dekkeret de Normork allait devenir le nouveau Coronal. Déjà, les portraits du défunt Pontife étaient sortis de leurs remises et affichés, désormais parés des banderoles jaunes du deuil : Confalume, en jeune lord vigoureux aux yeux vifs et perçants et à l’épaisse chevelure châtaine indisciplinée, Confalume, le Coronal adoré aux cheveux gris, Confalume, le majestueux vieux Pontife de ces jeux dernières décennies, tous ceux sur lesquels les gens pouvaient mettre la main. Bientôt des portraits du nouveau Coronal seraient également disponibles en tous lieux, et ils se retrouveraient sur tous les murs et à chaque fenêtre, avec, à côté d’eux, des portraits de l’ancien lord Prestimion, et désormais Pontife Prestimion, portant la robe pourpre et noir de sa haute fonction fraîchement endossée.

Partout, les préparatifs pour de grandes célébrations furent entamés : festivals, parades, feux d’artifice, tournois, une atmosphère d’allégresse universelle. L’entrée en scène d’un nouveau Coronal était une curiosité pour la Majipoor moderne.

Au cours des treize mille ans d’histoire de Majipoor, il n’arrivait généralement que deux ou trois fois dans une vie qu’un Pontife meure et que de nouveaux souverains s’installent dans les deux capitales. Mais au cours du siècle précédent, un changement de monarque avait été un événement encore plus rare. Confalume avait été Pontife ces vingt dernières années, et, avant cela, Coronal pendant quarante-trois. Ainsi, plus de soixante ans s’étaient écoulés depuis que le Pontife Gobryas était mort et que lui avait succédé le jeune et impétueux lord Prankipin, qui avait désigné le prince Confalume pour être son Coronal ; et très peu de gens étaient encore en vie pour se souvenir de ce jour. Prankipin lui-même, mort depuis quelque vingt ans désormais, n’était qu’un nom pour les milliards d’individus les plus jeunes qui étaient venus au monde durant le Pontificat de Confalume.

Le nouveau lord Dekkeret n’était pas très largement connu en dehors des confins du Château, les nouveaux Coronals l’étaient rarement, mais chacun savait qu’il était un proche collaborateur de lord Prestimion qui avait toute confiance en lui, et c’était suffisant. Lord Prestimion, comme lord Confalume avant lui, avait été un Coronal immensément adoré, et il y avait une croyance générale qu’il choisirait bien et sagement son successeur.

La plupart des gens étaient au courant que Dekkeret était d’extraction populaire, un jeune homme de Normork qui avait d’abord attiré l’attention de lord Prestimion en contrecarrant une tentative d’assassinat contre le Coronal, tout au début du règne de Prestimion. C’était un événement on ne peut plus inhabituel, un roturier choisi comme Coronal, mais cela arrivait tous les deux ou trois siècles. Ils savaient que Dekkeret était un homme de stature imposante, robuste et beau, d’allure majestueuse. Ceux qui avaient été en contact avec lui, au cours de ses voyages à travers le monde en tant qu’héritier désigné de Prestimion, avaient découvert qu’il était facile à vivre et d’esprit tranquille, un homme sincère, à l’âme généreuse. De plus, ils apprendraient bien assez tôt quel genre de Coronal il serait. Prestimion, tout au long de ses années en tant que roi, avait souvent quitté le Mont pour visiter des cités de tous côtés. Très vraisemblablement, Dekkeret en ferait autant.

Dans la cité d’Ertsud Grand, à mi-pente du Mont du Château, les gardiens du Palais d’Été commencèrent à dresser des plans pour une visite prochaine du nouveau Coronal à la résidence auxiliaire qui y était entretenue à son usage.

À ce stade, ils le savaient, de telles discussions revenaient surtout à prendre leurs désirs pour la réalité. Ertsud Grand, cité de neuf millions d’habitants sur l’anneau du Mont du Château connu sous le nom des Cités Tutélaires, avait été la résidence secondaire favorite des Coronals pendant des siècles ; mais lord Gobryas, qui était monté sur le trône près de quatre-vingt-dix ans plus tôt, avait été le dernier à utiliser régulièrement la magnifique demeure qui lui était réservée. Lord Prankipin n’avait séjourné au Palais d’Été qu’une demi-douzaine de fois, pendant ses vingt années passées sur le Mont. Lord Confalume, cependant, ne s’y était rendu que deux fois au cours d’un règne deux fois plus long. Quant à lord Prestimion, il n’était jamais allé à Ertsud Grand, et semblait d’ailleurs ignorer jusqu’à l’existence du Palais d’Été.